Les bateaux de la mort (2)
Les bateaux de la mort (2)
A Vincent Tohbi. Pour qu’ensemble, nous décryptions la terrifiante symbolique de ces bateaux de la mort qui continuent de précipiter tant de Noirs au fond des océans — ces lieux de nos défaites historiques.
Pour sûr, nous Noirs n’avons pas à éprouver de la honte de n’avoir pas inventé la poudre, le canon, la kalachnikov, la bombe H et tous ces instruments de la terreur dissuasive et de la mort douloureuse qui, même s’ils traduisent la supériorité technique et le génie scientifique des civilisations occidentales et asiatiques qui les ont inventés, les identifient et les singularisent aussi dans ce qu’elles ont de plus négatif: leur détestable propension à la violence, leur sale habileté à semer alentour épouvante, destruction et misère des corps.
Au regard de certaines normes éthiques (le respect de la vie humaine, par exemple) et du bon sens, nous pouvons donc nous exonérer de tout complexe de culpabilité et d’infériorité vis-à-vis de l’histoire de ces grandes inventions qui ont considérablement influencé la carte relationnelle des civilisations et déterminé la posture des nations selon qu’elles sont considérées comme fortes ou faibles. La philosophie ne s’accorde-t-elle pas à dire que le génie ‘‘inventionnel’’ ne s’affirme que par rapport aux besoins des communautés ? Autrement dit, l’homme ne créé qu’en fonction de ses besoins.
Cela est bien dit. Mais à l’examen, cette réflexion, apparemment sensée, me semble, aujourd’hui, hors de propos ! Nul ne me convaincra, en effet, que nous, les Noirs, n’avions pas besoin de fabriquer des bateaux pour sillonner fleuves et océans afin de discipliner l’univers à notre soif de savoir, comme bien d’autres peuples l’ont fait (et ce sont ceux-là qui dirigent le Monde).
C’était pour nous, plus qu’un devoir, un impératif de l’Histoire: prendre possession de la science de l’ennemi afin de ne plus se faire surprendre par lui; maîtriser l’outil par lequel il nous a asservis hier, afin de ‘‘vaincre aussi un jour, sans forcément avoir raison’’.
Nul penseur ne me convaincra non plus que nous n’avions pas besoin de ventilateurs, ni de climatiseurs, ni même de véhicules ou tout autre de ces instruments, fruits du génie de peuples autres que nous, et dont nous éprouvons vraiment confort et plaisir à faire usage dans notre quotidien. L’Histoire, l’environnement physique et naturel ont sommé l’homme, depuis le temps des cavernes jusqu’à aujourd’hui, à convoquer son intelligence à l’autel du bien-être pour répondre aux besoins qui le tyrannisent.
L’eau, dans ce sens, me semble emplie de symboles que les peuples noirs qui vivent à proximité d’espaces marins (rivières, fleuves et mers) ont tort de ne pas suffisamment décrypter. L’eau devait être, pour tous les peuples insulaires, un objet de conquête, un instrument de développement. Observez comment nos plages africaines et nos espaces marins sont sales, dégradés, infectés et vous comprendrez mieux l’étendue de nos irresponsabilités et fainéantises.
En Côte d’Ivoire, et partout ailleurs sur le continent, nous n’avons pu développer une culture de l’eau: un commerce intensif, des activités sportives, culturelles, scientifiques. L’océanographie est restée totalement inconnue de nos populations qui vivent près des cours d’eau, parce que l’eau n’a jamais été pour nous un objet de curiosité, sauf de cultes magiques ! Alladrian de Jacqueville, Ebrié d’Abidjan, Néyo de Sassandra, Kroumen de San Pedro, Avikam de Grand-Lahou, etc., aucun de ces peuples insulaires n’a été capable de développer une culture de l’eau: la maîtrise de la natation, l’invention de moyens de locomotion fluviale efficaces, une océanographie et, mieux, une océano-sophie.
Cela fait des décennies que des bacs de Jacqueville sont en panne, faute de… moteurs. Des moteurs de bac ! Rien que cela. Et cette région et ce pays ont été incapables de trouver un inventeur de moteurs de bac performants ! 2000 ans après le temps des drakkars inventés par les Vikings !
Scaphandre, yacht, ski nautique, rien de tout cela n’a pu être inventé par nos peuples insulaires ! Vous avez dit natation et canoë kayak aux Jeux olympiques ? Le spectacle lamentable de nos nageurs et piroguiers à ces rendez-vous internationaux autour de l’eau, face à leurs homologues d’Europe, ne fait pas que rire, il désole: c’est la traduction de l’improductivité d’un continent et l’échec d’une race. Et c’est cette honte de l’échec de la race que fuient, inconsciemment, tous ces jeunes gens qui préfèrent l’incertitude de la traversée des océans (pour parvenir à Bako – l’autre rive ou la rive du bonheur) à la condamnation de vivre en Afrique. Non, Vincent Tohbi, aucun édit royal, aucune ‘‘Matinale’’ à but dissuasif, aussi brillante soit-elle, ne parviendra à convaincre ces jeunes gens, ces aventuriers de l’espoir, de ne pas fuir l’Afrique !
Par TIBURCE KOFFI
tiburce_koffi@yahoo.fr