Diornité Poda, expert en politique d’éducation. (Ph: Dr)
Diornité Poda, expert en politique d’éducation: "Il faut faire de l’école ivoirienne un véritable levier de transformation nationale" (Interview)
Face aux nombreux défis qui existent dans le système éducatif ivoirien – inégalités d'accès, qualité de l'enseignement, inadéquation formation-emploi – les autorités affichent leur ambition de transformer l'école en outil de développement inclusif et durable. Ainsi, pour la rentrée scolaire 2025-2026, quelles sont les priorités stratégiques ? Où en sont les réformes ? Et quelle vision à long terme adopter ? Dans une interview accordée à notre rédaction, Diornité Penda, spécialiste des politiques éducatives, dévoile son constat et apporte des solutions.
Quelles sont les priorités actuelles et les orientations stratégiques majeures pour l’éducation en Côte d’Ivoire ?
Les priorités actuelles et futures reposent sur quatre axes fondamentaux. D’abord, il s’agit d’améliorer l’accès à l’éducation et de renforcer l’équité. Cela passe notamment par l’extension de la scolarisation obligatoire jusqu’à 16 ans, la réduction des disparités régionales et de genre, ainsi qu’un effort particulier en faveur des zones rurales et des populations les plus vulnérables. Ensuite, la qualité de l’enseignement constitue un enjeu central. Cela implique une révision des curricula, une professionnalisation accrue des enseignants, l’adoption de pédagogies actives, et l’introduction progressive du numérique éducatif. Par ailleurs, une réforme de la gouvernance éducative est en cours, visant une décentralisation progressive de la gestion des établissements, une autonomisation des directions régionales et une meilleure coordination entre les différents secteurs concernés. Enfin, pour mieux aligner l’école avec les besoins du marché du travail, des efforts sont déployés en matière d’adéquation formation-emploi, notamment à travers le renforcement de l’enseignement technique et professionnel, la promotion de l’entrepreneuriat scolaire et une implication croissante du secteur privé. Sur les cinq prochaines années, l’orientation majeure consistera à bâtir un système éducatif inclusif, résilient, et résolument tourné vers les compétences du XXIe siècle, en lien avec les ambitions nationales d’industrialisation, la transition numérique et les dynamiques démographiques.
Quelles sont les réformes éducatives les plus importantes en cours ? Quels résultats observe-t-on ?
Plusieurs réformes majeures sont actuellement en œuvre. Tout d’abord, l’instauration de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, vise à réduire l’abandon scolaire précoce. On observe déjà une hausse modérée du taux de scolarisation au niveau du collège, même si les besoins en infrastructures restent non négligeables. La réforme du baccalauréat, ensuite, a introduit la digitalisation, l’anonymisation des copies et un renforcement de la transparence. Ces changements ont permis de restaurer la confiance du public dans le système et d’assurer une meilleure sécurisation du processus. Par ailleurs, le plan de développement de l’enseignement technique et professionnel ambitionne de doubler les effectifs d’ici 2030. À ce jour, on note une augmentation du nombre d’établissements ainsi que l’intégration de modules d’entrepreneuriat dans les programmes. Enfin, le projet d’éducation numérique a pour but le déploiement de classes connectées et d’outils pédagogiques digitaux. Cependant, les résultats demeurent limités en raison de la faible connectivité, en particulier en milieu rural.
Quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels le système éducatif ivoirien fait face ?
Les défis sont nombreux et multiformes. En matière d’accès, on constate de fortes disparités entre les zones urbaines et rurales. Dans certaines régions, le taux d’achèvement du cycle primaire reste particulièrement bas. Sur le plan qualitatif, les performances des élèves en lecture, écriture et mathématiques demeurent faibles, comme le révèlent les évaluations EGRA/EGMA. La formation des enseignants constitue un autre enjeu majeur. Le recrutement massif d’enseignants contractuels, souvent peu formés, impacte négativement la qualité de l’enseignement. Par ailleurs, le financement du secteur repose encore fortement sur l’aide extérieure, avec un budget par élève jugé insuffisant. À cela s’ajoute une inadéquation persistante entre les formations dispensées et les besoins réels du marché du travail, le système restant encore très académique et peu orienté vers des compétences pratiques Enfin, la gouvernance du système éducatif souffre d’une centralisation excessive, de lourdeurs administratives et d’un manque d’autonomie des établissements.
Quelle vision à long terme recommandez-vous au ministère de l’Education nationale ?
Je propose une vision à l’horizon 2040, fondée sur trois piliers stratégiques. Le premier est celui du développement humain, avec l’objectif de garantir une scolarisation universelle, de promouvoir l’alphabétisation fonctionnelle, et de développer les compétences transversales ou « soft skills ». Le deuxième pilier concerne la compétitivité régionale, à travers un renforcement de l’enseignement technique et technologique et la mise en réseau des universités africaines. Enfin, le troisième pilier concour à une meilleure intégration globale, avec un alignement des curricula sur les normes internationales (OCDE, Union africaine), la promotion du numérique et l’apprentissage des langues étrangères.
Quelles mesures concrètes faut-il mettre en œuvre pour améliorer la scolarisation des filles et des populations défavorisées ?
Plusieurs actions prioritaires s’imposent. Il est essentiel d’implanter des écoles de proximité, notamment avec des internats pour les filles en zones rurales. Des dispositifs d’appui tels que les bourses ciblées ou les transferts monétaires conditionnels à destination des familles vulnérables doivent être renforcés. Il convient également de mener des campagnes de sensibilisation communautaire, en associant les leaders religieux et coutumiers. Par ailleurs, il faut adapter les curricula pour valoriser à la fois les cultures locales et l’égalité de genre. Enfin, le recrutement d’enseignantes issues des communautés locales peut contribuer à offrir aux jeunes filles des modèles inspirants.
Quelles politiques recommandez-vous pour la formation des enseignants ?
La formation initiale des enseignants est assurée par les CAFOP pour les instituteurs et par les ENS pour le secondaire. La formation continue, bien qu’encadrée par les DRENA et les IGEN, reste encore peu régulière et peu étendue. Pour remédier à cela, je propose plusieurs mesures : Il faudrait rendre obligatoire le développement professionnel continu, assorti d’une certification tous les cinq ans. Mettre en place un système de mentorat entre pairs permettrait également de favoriser l’entraide et le perfectionnement. Il est aussi nécessaire de revoir le statut des enseignants, en introduisant des primes à la performance et une meilleure couverture sociale. Enfin, le numérique devrait être pleinement intégré à la formation continue, via une plateforme nationale dédiée.
Quelle place le numérique peut-il occuper dans l’éducation ? Quels projets concrets devraient être lancés ?
Le numérique représente un levier de transformation majeur pour le système éducatif, mais son intégration reste aujourd’hui inégale. Pour progresser, plusieurs projets doivent être prioritaires. Il s’agit d’abord de créer une plateforme nationale d’éducation numérique, de type ENT, accessible à tous les niveaux du système. Ensuite, il convient de former les enseignants à l’usage pédagogique du numérique. Il faut également équiper les écoles rurales en kits solaires et en tablettes préchargées, permettant un accès aux contenus même hors connexion. Le développement de MOOCs destinés aux lycées techniques et professionnels est aussi une piste prometteuse. Enfin, la mise en place de laboratoires d’innovation éducative dans les grandes villes permettrait de produire des contenus locaux adaptés aux besoins réels des apprenants.
Où en est la décentralisation éducative ? Quels sont ses avantages et ses limites ?
La décentralisation a connu certaines avancées, notamment avec le transfert partiel de compétences vers les DRENA et les inspections, ainsi qu’avec l’implication des collectivités locales dans la construction d’infrastructures scolaires. Ces évolutions présentent plusieurs avantages : elles permettent une meilleure réactivité face aux besoins locaux et renforcent l’engagement communautaire Cependant, les défis restent importants. L’autonomie budgétaire des acteurs locaux est encore limitée. Leurs capacités de gestion nécessitent d’être renforcées, et la coordination verticale avec le ministère demeure insuffisante. Pour aller plus loin, il est crucial de clarifier les compétences transférées, de former les acteurs locaux à la gestion et au pilotage pédagogique, et de mettre en place des contrats de performance entre le ministère et les régions.
Un dernier mot
L’éducation est au cœur du développement durable, de la cohésion sociale et de la compétitivité d’un pays. La Côte d’Ivoire, riche de sa jeunesse et de son potentiel humain, est aujourd’hui à un tournant stratégique. Il ne suffit plus d’élargir l’accès à l’école. Il faut garantir une éducation de qualité, équitable, inclusive, mais aussi ancrée dans les réalités locales et ouverte sur le monde. Si nous parvenons à conjuguer volonté politique, implication des acteurs de terrain, investissement dans les enseignants et les infrastructures, et intégration intelligente du numérique, alors nous serons en mesure de bâtir un système éducatif innovant, résilient et compétitif.
Interview réalisée par
Quelles sont les réformes éducatives les plus importantes en cours ? Quels résultats observe-t-on ?
Plusieurs réformes majeures sont actuellement en œuvre. Tout d’abord, l’instauration de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, vise à réduire l’abandon scolaire précoce. On observe déjà une hausse modérée du taux de scolarisation au niveau du collège, même si les besoins en infrastructures restent non négligeables. La réforme du baccalauréat, ensuite, a introduit la digitalisation, l’anonymisation des copies et un renforcement de la transparence. Ces changements ont permis de restaurer la confiance du public dans le système et d’assurer une meilleure sécurisation du processus. Par ailleurs, le plan de développement de l’enseignement technique et professionnel ambitionne de doubler les effectifs d’ici 2030. À ce jour, on note une augmentation du nombre d’établissements ainsi que l’intégration de modules d’entrepreneuriat dans les programmes. Enfin, le projet d’éducation numérique a pour but le déploiement de classes connectées et d’outils pédagogiques digitaux. Cependant, les résultats demeurent limités en raison de la faible connectivité, en particulier en milieu rural.
Quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels le système éducatif ivoirien fait face ?
Les défis sont nombreux et multiformes. En matière d’accès, on constate de fortes disparités entre les zones urbaines et rurales. Dans certaines régions, le taux d’achèvement du cycle primaire reste particulièrement bas. Sur le plan qualitatif, les performances des élèves en lecture, écriture et mathématiques demeurent faibles, comme le révèlent les évaluations EGRA/EGMA. La formation des enseignants constitue un autre enjeu majeur. Le recrutement massif d’enseignants contractuels, souvent peu formés, impacte négativement la qualité de l’enseignement. Par ailleurs, le financement du secteur repose encore fortement sur l’aide extérieure, avec un budget par élève jugé insuffisant. À cela s’ajoute une inadéquation persistante entre les formations dispensées et les besoins réels du marché du travail, le système restant encore très académique et peu orienté vers des compétences pratiques Enfin, la gouvernance du système éducatif souffre d’une centralisation excessive, de lourdeurs administratives et d’un manque d’autonomie des établissements.
Quelle vision à long terme recommandez-vous au ministère de l’Education nationale ?
Je propose une vision à l’horizon 2040, fondée sur trois piliers stratégiques. Le premier est celui du développement humain, avec l’objectif de garantir une scolarisation universelle, de promouvoir l’alphabétisation fonctionnelle, et de développer les compétences transversales ou « soft skills ». Le deuxième pilier concerne la compétitivité régionale, à travers un renforcement de l’enseignement technique et technologique et la mise en réseau des universités africaines. Enfin, le troisième pilier concour à une meilleure intégration globale, avec un alignement des curricula sur les normes internationales (OCDE, Union africaine), la promotion du numérique et l’apprentissage des langues étrangères.
Quelles mesures concrètes faut-il mettre en œuvre pour améliorer la scolarisation des filles et des populations défavorisées ?
Plusieurs actions prioritaires s’imposent. Il est essentiel d’implanter des écoles de proximité, notamment avec des internats pour les filles en zones rurales. Des dispositifs d’appui tels que les bourses ciblées ou les transferts monétaires conditionnels à destination des familles vulnérables doivent être renforcés. Il convient également de mener des campagnes de sensibilisation communautaire, en associant les leaders religieux et coutumiers. Par ailleurs, il faut adapter les curricula pour valoriser à la fois les cultures locales et l’égalité de genre. Enfin, le recrutement d’enseignantes issues des communautés locales peut contribuer à offrir aux jeunes filles des modèles inspirants.
Quelles politiques recommandez-vous pour la formation des enseignants ?
La formation initiale des enseignants est assurée par les CAFOP pour les instituteurs et par les ENS pour le secondaire. La formation continue, bien qu’encadrée par les DRENA et les IGEN, reste encore peu régulière et peu étendue. Pour remédier à cela, je propose plusieurs mesures : Il faudrait rendre obligatoire le développement professionnel continu, assorti d’une certification tous les cinq ans. Mettre en place un système de mentorat entre pairs permettrait également de favoriser l’entraide et le perfectionnement. Il est aussi nécessaire de revoir le statut des enseignants, en introduisant des primes à la performance et une meilleure couverture sociale. Enfin, le numérique devrait être pleinement intégré à la formation continue, via une plateforme nationale dédiée.
Quelle place le numérique peut-il occuper dans l’éducation ? Quels projets concrets devraient être lancés ?
Le numérique représente un levier de transformation majeur pour le système éducatif, mais son intégration reste aujourd’hui inégale. Pour progresser, plusieurs projets doivent être prioritaires. Il s’agit d’abord de créer une plateforme nationale d’éducation numérique, de type ENT, accessible à tous les niveaux du système. Ensuite, il convient de former les enseignants à l’usage pédagogique du numérique. Il faut également équiper les écoles rurales en kits solaires et en tablettes préchargées, permettant un accès aux contenus même hors connexion. Le développement de MOOCs destinés aux lycées techniques et professionnels est aussi une piste prometteuse. Enfin, la mise en place de laboratoires d’innovation éducative dans les grandes villes permettrait de produire des contenus locaux adaptés aux besoins réels des apprenants.
Où en est la décentralisation éducative ? Quels sont ses avantages et ses limites ?
La décentralisation a connu certaines avancées, notamment avec le transfert partiel de compétences vers les DRENA et les inspections, ainsi qu’avec l’implication des collectivités locales dans la construction d’infrastructures scolaires. Ces évolutions présentent plusieurs avantages : elles permettent une meilleure réactivité face aux besoins locaux et renforcent l’engagement communautaire Cependant, les défis restent importants. L’autonomie budgétaire des acteurs locaux est encore limitée. Leurs capacités de gestion nécessitent d’être renforcées, et la coordination verticale avec le ministère demeure insuffisante. Pour aller plus loin, il est crucial de clarifier les compétences transférées, de former les acteurs locaux à la gestion et au pilotage pédagogique, et de mettre en place des contrats de performance entre le ministère et les régions.
Un dernier mot
L’éducation est au cœur du développement durable, de la cohésion sociale et de la compétitivité d’un pays. La Côte d’Ivoire, riche de sa jeunesse et de son potentiel humain, est aujourd’hui à un tournant stratégique. Il ne suffit plus d’élargir l’accès à l’école. Il faut garantir une éducation de qualité, équitable, inclusive, mais aussi ancrée dans les réalités locales et ouverte sur le monde. Si nous parvenons à conjuguer volonté politique, implication des acteurs de terrain, investissement dans les enseignants et les infrastructures, et intégration intelligente du numérique, alors nous serons en mesure de bâtir un système éducatif innovant, résilient et compétitif.
Interview réalisée par