Alex Moussa Sawadogo (Délégué général du Fespaco/Dg de l’ABCA) : « Parler de souveraineté culturelle, c’est revendiquer le droit de raconter nos recits… »
Vous êtes à la tête du FESPACO depuis 2020 et désormais directeur général de l’ABCA. Cette double casquette implique-t-elle une synergie ou une scission entre les deux entités ?
Depuis 2020, mon action à la tête du FESPACO s’est inscrite dans une dynamique de professionnalisation et de structuration. Aujourd’hui, cette même vision se prolonge à travers l’ABCA, dans une logique de consolidation des acquis et de mise en œuvre des politiques publiques en faveur du cinéma et de l’audiovisuel

Il ne s’agit donc pas d’un changement de cap, mais plutôt d’un renforcement du secteur à travers la nouvelle vision de nos autorités. Le FESPACO célèbre, révèle, met en lumière. L’ABCA structure, accompagne, et régule. Ensemble, ils forment un écosystème cohérent, animé par une même ambition : faire émerger une industrie cinématographique burkinabè et africaine forte, durable et influente.
La création de l’ABCA résulte de la fusion de plusieurs structures du cinéma burkinabè. Quel a été votre principal défi dans la mise en place de cette nouvelle agence ?
La mise en place de l’ABCA s’inscrit dans une volonté forte des plus hautes autorités du pays, avec le leadership éclairé de Monsieur le Ministre de la Communication, de la Culture, des Arts et du Tourisme. En tant que technicien, il nous revient de traduire cette vision politique en un outil fonctionnel, cohérent et porteur pour toute la filière cinéma.
L’un des défits dans la mise en œuvre réside dans l’harmonisation des missions, des cultures administratives et des ressources humaines issues des structures fusionnées. Il faut dépasser les logiques de cloisonnement administrative pour créer une dynamique collective, fondée sur l’efficacité, l’éfficience et surtout de l’intérêt général de toute l´industrie cinématographique.
Il ne s’agit donc pas simplement de juxtaposer des structures, mais de construire une Agence moderne, opérationnelle et en phase avec les ambitions du moment de notre pays pour une industrie cinématographique et audiovisuelle forte. Cela exige une rigueur, une écoute, et un profond sens du dialogue avec l’ensemble des acteurs.
Est-ce que votre nomination à l’ABCA modifie en quoi que ce soit votre position au FESPACO ? Y a-t-il un risque de dilution de l’attention portée à l’un ou l’autre ?
Ma nomination à l’ABCA ne change en aucun cas mon engagement envers le FESPACO. Bien au contraire, elle renforce une dynamique déjà en place, fondée sur la complémentarité et la cohérence. Loin d’un risque de dispersion, c’est une opportunité de fédérer les forces créatives autour d’une vision commune. L’ABCA et le FESPACO sont deux leviers au service de la même ambition à travers la structuration, l’accompagnement et la valorisation de notre industrie cinématographique et audiovisuelle. L’un s’inscrit dans une action stratégique de long terme (régulation, développement des talents) tandis que l’autre constitue une vitrine internationale, un moment clé de visibilité et de mise en réseau. Aujourd’hui, tous les acteurs (école de cinéma ISIS, direction du cinéma, et FESPACO) avancent ensemble, embarqués dans le même navire. L’État a tendu une oreille attentive aux professionnels, à nous techniciens d’apporter notre touche particulière avec du contenu cohérent et impactant pour faire rayonner notre cinéma.
Le FESPACO 2025 a battu tous les records. Quel a été selon vous l’élément déclencheur de cet engouement sans précédent ?
Cet engouement exceptionnel s’explique par le renforcement du caractère professionnel de l´évènement, la réaffirmation de sa dimension populaire sous la conduite du Leadership des autorités.
D’un côté, nous avons consolidé la place du FESPACO comme plateforme de référence pour les professionnels du cinéma. Le festival reste aujourd’hui l’un des rares au monde où le professionnel et le populaire font bon ménage. Cette singularité attire les grands programmateurs internationaux, comme en témoigne la présence d’une centaine de directeurs de festivals venus du monde entier. À travers des initiatives comme le FESPACO PRO, les work in progress, les masterclass ou encore les espaces de networking, nous avons favorisé l’émergence de projets, de coproductions et de nouvelles collaborations. Le FESPACO devient ainsi un véritable hub de l’industrie cinématographique africaine, un lieu où les idées circulent, se concrétisent, et génèrent de la valeur ajoutée.
D’un autre côté, nous avons réaffirmé le lien populaire du FESPACO, en l’ancrant dans la ville et dans la vie des Burkinabè. Dans un contexte sociopolitique exigeant, offrir au peuple des espaces de respiration, de rencontre, de rêve et de partage était essentiel. Nous avons élargi la diffusion des films aux quartiers périphériques, multiplié les lieux de projections, renforcé les animations (place des cinéastes, rue marchande, espace Idrissa Ouédraogo), et créé une atmosphère festive inclusive, accueillante et résolument africaine.
Le soutien sans faille des médias, des influenceurs ont également joué un rôle important, en relayant efficacement l’offre du festival auprès du grand public, en valorisant la richesse de la programmation et en suscitant une véritable curiosité populaire.
En somme, l’élément déclencheur, c’est cette alchimie réussie entre rigueur professionnelle et ouverture populaire, qui a fait du FESPACO 2025 un moment unique de célébration du cinéma africain dans toutes ses dimensions.
Quelle innovation de cette édition aimeriez-vous voir pérennisée, voire amplifiée en 2027 ?
Je parlerais plutôt des innovations, car celles de cette édition sont le fruit d’une planification soigneusement pensée et progressivement mise en œuvre depuis ma prise de fonction à la tête du FESPACO. Parmi elles, les avancées introduites au sein du FESPACO PRO (MICA, Ateliers Yennenga), le Prix Thomas SANKARA, la semaine de la critique, le prix du public, l´espace Idrissa Ouédraogo méritent d’être particulièrement soulignées.
Ces innovations ne doivent pas rester ponctuelles. Elles doivent être consolidées, amplifiées, et inscrites dans une dynamique pérenne. À l’horizon 2027, l’enjeu sera de renforcer cette dimension professionnelle du festival, en l’ouvrant davantage aux marchés émergents, en intégrant de nouveaux formats d’échange et en approfondissant les liens entre création, financement et distribution. En somme, il s’agit de faire du FESPACO non seulement un lieu de célébration du cinéma africain, mais aussi un levier stratégique pour son développement économique et structurel.
L’initiative « FESPACO hors les murs » a permis de décentraliser la magie du cinéma. Peut-on imaginer une version itinérante du festival à travers le continent ?
Ce qui fait la force, la particularité et la résonance d’un festival comme le FESPACO, c’est d’abord son ancrage géographique, historique et culturel. Le FESPACO, c’est d’abord Ouagadougou, ce n’est pas un simple lieu : c’est une mémoire vivante, un espace de convergence où le cinéma africain s’est façonné, affirmé et projeté depuis plus d’un demi siècle d’année sans discontinuer. Le festival y puise son identité, sa légitimité et son aura.
Penser une version itinérante du FESPACO à travers le continent, ce serait prendre le risque de diluer ce socle. Ce n’est pas le FESPACO qui doit se déplacer, mais son influence qui doit rayonner, s’étendre. Et c’est tout le sens de l’initiative « FESPACO HORS LES MURS », FESPACO Bobo : non pas une délocalisation, mais une extension culturelle, un déploiement symbolique qui permet à d’autres régions du pays, d’Afrique et même au-delà de vivre un fragment de l’expérience FESPACO, tout en respectant son ancrage fondateur.
À travers des projections itinérantes, des rencontres professionnelles, des ateliers de formation, des partenariats avec d’autres festivals ou institutions, « FESPACO HORS LES MURS » vise à connecter les publics, à rendre accessibles les œuvres africaines, à tisser des liens durables entre les communautés cinématographiques du continent. C’est aussi une manière de donner une visibilité accrue aux talents africains dans des zones parfois éloignées des grands circuits de diffusion.
Ainsi, le FESPACO reste profondément enraciné à Ouagadougou sa ville-mère, mais il affirme aussi sa vocation continentale par l’ouverture, le partage et la circulation des œuvres, des idées et des expériences qui en est l’une de ses missions, la promotion des œuvres cinématographiques africaines et de sa diaspora. C’est dans cet équilibre entre stabilité et mobilité, héritage et innovation, que le festival peut continuer à jouer un rôle moteur dans le développement de l’industrie cinématographique africaine.
L’avenir du FESPACO n’est donc pas dans sa transposition géographique, mais dans sa capacité à irriguer le continent d’une énergie cinématographique partagée, sans jamais perdre de vue ce qui en fait la puissance : son ancrage, son histoire, et sa vision.
Le Tchad, invité d’honneur, a fortement marqué cette édition. Quels enseignements tirez-vous de cette collaboration ?
L’expérience avec le Tchad en tant que pays invité d’honneur a été exemplaire à bien des égards. Dès l’annonce de sa désignation, les autorités tchadiennes, les professionnels du secteur et l’ensemble des acteurs culturels se sont mobilisés avec une réactivité et un engagement admirables. Cette implication collective a permis de construire un programme riche, diversifié et profondément ancré dans l’identité artistique et cinématographique du Tchad.
Le public a ainsi pu découvrir la vitalité d’une cinématographie portée par une nouvelle génération de cinéastes talentueux, mais aussi par des figures confirmées. Des projections aux expositions, en passant par les prestations artistiques et les rencontres professionnelles, la présence du Tchad a véritablement marqué cette édition, tant par la qualité de ses propositions que par l’énergie et la chaleur humaine de sa délégation.
L’un des enseignements majeurs que nous retenons, c’est que le cinéma a cette capacité de créer des passerelles entre les peuples, au-delà des frontières et des différences. Il devient un levier de diplomatie culturelle, de dialogue interculturel et de coopération Sud-Sud. À travers cette invitation, nous avons vu comment un pays peut, en assumant pleinement son rôle, non seulement mettre en lumière ses richesses, mais aussi tisser des liens durables avec les autres acteurs du continent et renforcer son influence culturelle.
C’est un modèle de collaboration fructueuse, qui montre l’importance d’un engagement institutionnel fort allié à une mobilisation des forces créatives. C’est également la preuve que lorsque les volontés politiques et artistiques convergent, le FESPACO devient bien plus qu’un festival; il devient un espace de co-construction culturelle africaine.
Nous souhaitons reproduire cette dynamique avec d’autres nations africaines, en adaptant à chaque fois le format à l’identité propre du pays invité, tout en encourageant des projets collaboratifs concrets qui pourront perdurer au-delà du festival lui-même.
A la clôture du FESPACO 2025, vous avez évoqué la souveraineté culturelle. Que signifie-t-elle concrètement dans un contexte où les plateformes mondiales dictent de plus en plus les goûts ?
Cela passe, bien évidemment, par des politiques publiques fortes, des mécanismes de financement africains, la consolidation de nos propres circuits de production et de diffusion, y compris numériques. À cela s’ajoute nécesairement l’investissement dans l’éducation artistique de toute la chaine de valeur, le renforcement nos écoles de cinéma, la valorisation de nos langues et traditions dans le cinéma, et la création de nos propres plateformes pour exposer nos œuvres à nos publics.
Cette souveraineté culturelle ne vise pas à s’isoler, mais à dialoguer avec le monde depuis un socle solide, assumé, et libre. C’est cette liberté que nous devons préserver pour bâtir un cinéma africain fort, durable et influent.
Le cinéma africain est riche, mais souffre de problèmes de financement et de distribution. L’ABCA peut-elle jouer un rôle structurant à l’échelle continentale ?
Le cinéma africain est incontestablement riche en talents, en récits, en diversité culturelle. Mais il reste confronté à deux défis majeurs : le financement et la distribution. C’est précisément à ce niveau que l’Agence Burkinabè du Cinéma et de l’Audiovisuel (ABCA) peut jouer un rôle structurant, non seulement au niveau national, mais aussi à l’échelle continentale.
Au Burkina Faso, l’ABCA a été pensée comme un outil stratégique, capable de centraliser, de rationaliser et de projeter la politique cinématographique du pays dans une perspective d’avenir. Le cinéma, nous le répétons souvent, est une industrie. Et comme toute industrie, il a besoin de financements clairs, de mécanismes durables, de formations adaptées, de débouchés commerciaux, et surtout d’une stratégie de rayonnement.
L’ABCA ambitionne de devenir un levier majeur pour contribuer à une véritable économie du cinéma africain. L’opérationnalisation du mécanisme de financement au sein de l’agence pourrait permettre d’anticiper, de soutenir la production nationale, et de préparer le terrain pour que les créateurs burkinabè soient en capacité de rivaliser à l’échelle internationale.
En parallèle, il est crucial de renforcer l’aspect formation. Nous pensons notamment à l’Institut Supérieur de l’Image et du Son (ISIS) qui doit retrouver tout son prestige d’antan en formant une génération de cinéastes bien ancrés dans leur époque, techniquement solides et artistiquement audacieux. C’est ce maillage entre financement, formation, production et diffusion qui donnera au cinéma africain la place qu’il mérite.
Le cinéma, aujourd’hui, est un pouvoir. Un pouvoir de dire, de représenter, de construire une autre image du continent. Et seuls les pays qui investissent dans leurs récits, dans leurs moyens de production et dans leur capacité de diffusion, pourront peser dans les imaginaires mondiaux.
L’ABCA est à un pas important dans cette direction. Elle incarne une nouvelle vision qui dépasse les frontières burkinabè pour penser le cinéma africain comme une force de communication, de développement et de souveraineté culturelle.
Quel est votre rêve le plus audacieux pour le cinéma africain d’ici 2030 ?
Mon rêve le plus audacieux pour le cinéma africain d’ici 2030, c’est qu’il devienne une force structurante, reconnue à la fois sur les plans artistique, économique et diplomatique. Je rêve d’un continent doté de plus de 500 salles de cinéma modernes, de studios performants dans chaque région, que chaque pays dispose de studio de production de niveau international, équipé pour la postproduction, l’animation, la réalité virtuelle, la création sonore, et d’au moins 20 fonds nationaux de soutien, avec des budgets conséquents, pour financer nos récits de manière autonome.
Je rêve aussi d’un écosystème solide avec des écoles de cinéma renforcées, des plateformes africaines diffusant nos œuvres à grande échelle, et une présence affirmée dans les grands festivals internationaux et non plus comme une exception, mais comme une évidence.
Par ailleurs, je rêve d’un cinéma libre et décolonisé, qui parle aux Africains, interroge le monde, inspire notre jeunesse, et contribue davantage à restaurer nos imaginaires. Un cinéma qui ne résiste plus seulement, mais qui rayonne et influence et tout cela couronné par un fonds panafricain de soutiens aux productions cinématographiques et audiovisuelles.
On vous connaît comme programmateur et stratège culturel. Mais qu’est-ce qui vous émeut, vous, dans une salle de cinéma ?
Ce qui me fascine profondément dans une salle de cinéma, c’est cet instant suspendu où le silence s’installe, les lumières s’éteignent, et un univers parallèle s’ouvre devant nous. C’est la promesse d’un voyage, parfois vers l’ailleurs, parfois au plus près de soi. Il y a dans cette expérience collective quelque chose de profondément humain; nous rions ensemble, nous pleurons ensemble, nous réfléchissons ensemble, nous retenons ensemble notre souffle... et pourtant, chacun vit ce qu’il voit à sa manière.
En tant que programmateur, je visionne et analyse de nombreux films, en pensant aux récits, à la thématique de l’événement, aux publics avertis et non avertis, aux dispositifs. Je suis le garant de la qualité artistique et de la pertinence culturelle de la sélection proposée au public. Il faut trouver le juste milieu pour satisfaire le maximum de festivaliers.
Ce qui m’émeut également, c’est de voir des créateurs qui proposent des œuvres avant-gardistes, c’est-à-dire qu’ils sont en avance sur leur époque. C’est cela, la magie que peut opérer le cinéma; anticiper, bousculer, éveiller. Le cinéma a ce pouvoir rare de rendre visible, de faire exister, et de nous inviter à repenser le monde.
Vous êtes né en Côte d’Ivoire, œuvrez pour le Burkina Faso, et portez une vision panafricaine. Comment cette identité plurielle influence-t-elle votre regard artistique ?
Je considère mon parcours personnel et professionnel comme une richesse inestimable. Être né en République de Côte d’Ivoire, m’investir pleinement au service du Burkina Faso, et avoir bénéficié d’une longue et précieuse expérience en Allemagne, m’ont permis de forger un regard artistique profondément panafricain, résolument enraciné, mais aussi ouvert aux grandes dynamiques culturelles internationales. Chacune de ces appartenances a contribué à affiner ma perception des récits, des esthétiques et des enjeux socioculturels contemporains.
La Côte d’Ivoire m’a transmis le goût du métissage, la valeur du dialogue entre les identités plurielles. Le Burkina Faso m’a légué le sens de l’engagement, l’exigence d’un cinéma qui interroge les réalités, qui résiste, qui assume une fonction sociale et politique. Quant à l’Allemagne, elle m’a offert une rigueur intellectuelle, la recherche de l´excellence à travers une approche structurée de la politique culturelle, et une conscience poussée du rôle de la mémoire dans les processus de création artistique.
Cette identité multiple me pousse à rechercher, dans chaque œuvre cinématographique, ce qui transcende les frontières dont la sincérité d’un propos, la précision d’un regard, l’audace d’un parti pris formel. Elle alimente mon approche constant de faire dialoguer les imaginaires du continent africain et de la diaspora avec ceux du reste du monde, sans jamais compromettre leur singularité ou leur profondeur.
Je crois profondément en la capacité du cinéma africain à s’affirmer avec force et justesse, à inventer ses propres recits, à revendiquer pleinement sa place dans le concert des cinémas du monde. Cette conviction est le socle de mon engagement au quotidien.
En tant que cinéaste, y a-t-il un film africain (passé ou présent) que vous auriez rêvé réaliser ?
Un film africain que j’aurais rêvé réaliser est «Tilaï» de feu Idrissa Ouédraogo du Burkina Faso.
Ce film incarne une rare maîtrise de l’épure narrative et visuelle, où chaque silence, chaque regard, chaque geste porte un poids symbolique immense. Tilaï est une tragédie intemporelle, à la fois ancrée dans une culture précise et universelle dans ses résonances. Il traite de l’honneur, du conflit générationnel, de l’amour interdit et du poids des traditions avec une simplicité bouleversante.
C’est une œuvre qui démontre que le cinéma peut toucher à l’essentiel sans trop d’artifices; révéler l’humain, dans toute sa profondeur, sa beauté et ses contradictions.
Si le FESPACO était une œuvre d’art, laquelle serait-elle ?
Si le FESPACO était une œuvre d’art, il serait pour moi « une sculpture en perpétuelle construction », parce que le FESPACO n’est jamais figé. Il évolue à chaque édition, en réponse aux réalités du moment surtout avec l’émergence de nouveaux talents, les bouleversements géopolitiques, les mutations esthétiques, les nouvelles formes de narration ou encore l’impact des technologies. Comme une sculpture vivante, il accepte les ruptures, les ajouts, les ajustements.
Cette œuvre incomplète assumée est sa plus grande force. Elle lui permet de rester en dialogue constant avec le continent et avec le monde. Le FESPACO est un chantier permanent de récits, un laboratoire d´idées et formes, un espace où s’expérimentent des innovations. C’est une œuvre toujours en construction et c’est précisément ce qui la rend essentielle et si particulière aux autres festivals.
Si vous deviez organiser une projection privée avec un chef d’État africain, quel film choisiriez-vous pour faire passer un message subtil ?
Si je devais organiser une projection privée avec un chef d’État africain, je choisirais « Katanga, la danse des scorpions » de Dani Kouyaté, lauréat de l’Étalon d’or de Yennenga au FESPACO 2025.
Ce film, adaptation africaine de Macbeth de Shakespeare, transpose la tragédie du pouvoir dans un royaume imaginaire. Le roi, après avoir déjoué un complot, nomme son cousin Katanga à la tête de l’armée. Mais une prophétie annonce à Katanga qu’il deviendra roi, déclenchant ainsi une spirale de trahisons et de violences.
Tourné en noir et blanc et en langue mooré, le film explore les thèmes universels de l’ambition, de la loyauté et de la corruption. Il interroge subtilement la nature du pouvoir et ses dérives, offrant ainsi une réflexion profonde sur la gouvernance et la responsabilité politique.
Présenter ce film à un chef d’État serait une invitation à méditer sur les dangers d’une quête de pouvoir débridée et sur l’importance de l’éthique dans l’exercice du leadership. C’est un miroir cinématographique qui, sans accusation directe, incite à une introspection sur la manière dont le pouvoir est acquis et exercé.
En somme, « Katanga, la danse des scorpions » est un choix judicieux pour susciter une discussion sur les défis contemporains du leadership en Afrique.

Quelle est l’idée la plus folle que vous aimeriez expérimenter pour une future édition du FESPACO ?
Je ne dirai pas le terme « idée folle » mais plus tôt un souhait car cela est possible. J’aimerais expérimenter pour une future édition du FESPACO, un festival 100 % financé avec des ressources exclusivement nationales, en étroite collaboration avec tous les partenaires locaux (institutions publiques, privés, entreprises, et acteurs culturels burkinabè).
Ce défi ambitieux viserait à démontrer que le Burkina Faso peut porter seul un événement d’une telle envergure, valorisant pleinement les talents, les savoir-faire et les capacités du pays. Cela renforcerait la souveraineté culturelle et économique du FESPACO, tout en impulsant une dynamique d’autonomie durable pour notre industrie cinématographique.
Au-delà d’un simple défi financier, ce serait un acte symbolique fort, une véritable déclaration d’indépendance culturelle, qui inspirerait tout le continent et permettrait au FESPACO de devenir un modèle exemplaire d’auto-détermination dans l’organisation des grands rendez-vous artistiques africains.
Un mot, une citation, ou un proverbe africain qui vous guide dans vos fonctions et que vous aimeriez transmettre aux jeunes cinéastes ?
Une phrase qui m’accompagne au quotidien, et que je transmets volontiers aux jeunes cinéastes, est ce proverbe africain : « Le fleuve ne rejette pas l’eau qui vient à lui ».
Il me rappelle qu’aucune voix, aucun récit, aucune tentative narrative n’est insignifiante. Chaque proposition artistique mérite d’être accueillie, écoutée, et travaillée. Ce proverbe m’enseigne la porosité comme posture; rester ouvert aux nouvelles formes, aux regards dissonants qui, souvent, renouvellent notre grammaire cinématographique.
Dans un monde où les normes de récit tendent à s’uniformiser, il est crucial de défendre la pluralité des esthétiques, d’encourager les narrations issues des marges, de celles qui dérangent ou déplacent. La richesse des cinémas d’Afrique réside justement dans sa capacité à accueillir la complexité du réel, à écouter l’invisible, à faire place à l’émergence.
Le cinéma, comme le fleuve, doit demeurer vivant, mouvant, toujours nourri par les affluents de la création.
Interview réalisée par Salif D. CHEICKNA