Dr Célestin Koffi Yao : « L’héritage du Vohou-vohou mérite une reconnaissance institutionnelle »
Ce qui m’a particulièrement interpellé, c’est la façon dont leur démarche entre en résonance avec certains courants majeurs de l’histoire de l’art moderne, tels que le Dadaïsme, Die Brücke, l’Expressionnisme abstrait ou encore l’Expressionnisme viennois. Tous ces mouvements partagent une volonté de rupture franche avec l’académisme – bien plus radicale, à mon sens, que celle de l’impressionnisme. Le Vohou Vohou s’inscrit pleinement dans cette dynamique de contestation et de renouvellement des codes esthétiques.
Que représente pour vous ce courant dans l’histoire de l’art ivoirien ?
Pour moi, le Vohou Vohou représente bien plus qu’un simple courant artistique : c’est une ramification stylistique significative dans le parcours académique de ce qu’on appelle l’École d’Abidjan. Il s’inscrit dans un moment charnière où des influences extérieures, en particulier celles du mouvement négro-caraïbe, ont profondément marqué l’enseignement artistique en Côte d’Ivoire.
Ce sont des figures majeures du négro-caraïbe – comme Serge Hélénon, Mathieu Gensin ou Louis Laouchez – qui, lors de leur passage en tant qu’enseignants à l’École des Beaux-Arts d’Abidjan, ont semé les graines d’une pensée plastique et esthétique nouvelle. Le Vohou Vohou est, à bien des égards, une émanation directe de ce creuset caribéen. Il en partage les fondements conceptuels, la liberté gestuelle, l’utilisation des matériaux non conventionnels, et surtout cette volonté de rompre avec les canons esthétiques occidentaux.
Il est vrai que le terme « caraïbe » a peut-être dérangé certains artistes du Vohou, soucieux de revendiquer une identité spécifiquement ivoirienne ou africaine. Pourtant, dans leur démarche, dans leurs choix plastiques comme dans leur posture intellectuelle, on retrouve l’empreinte du négro-caraïbe – tel qu’il a été pensé, vécu et transformé à Abidjan.
Pensez-vous que le vohou-vohou a encore sa place dans l’art contemporain ?
Le Vohou Vohou conserve indéniablement sa place dans le panthéon des arts visuels, aussi bien en Côte d’Ivoire que sur la scène internationale. Il a marqué un tournant décisif dans l’histoire de l’art ivoirien, en libérant les pratiques picturales de l’académisme et en valorisant des matériaux et des techniques enracinés dans le quotidien africain. À ce titre, son héritage reste fondamental.
Cela dit, le Vohou Vohou, dans sa forme originelle, relève davantage de l’art moderne que de l’art contemporain. Ses paradigmes esthétiques, ses référents théoriques et son rapport au médium pictural s’inscrivent dans une logique de rupture propre à la modernité, mais pas nécessairement dans celle de la contemporanéité, qui interroge plus volontiers les contextes sociaux, politiques, numériques, ou encore les enjeux identitaires globaux dans une perspective souvent transdisciplinaire.
Cependant, on peut affirmer que l’esprit du Vohou – sa volonté d’émancipation, d’expérimentation et de déconstruction – peut encore résonner aujourd’hui à travers de nouvelles formes artistiques. Ce ne serait donc pas tant une question de survivance formelle, que de transmission d’un état d’esprit qui continue d’inspirer des artistes en quête d’ancrage, de liberté et de renouvellement des langages plastiques.

Que faudrait-il faire pour préserver et valoriser cet héritage ?
Malgré son rôle fondateur dans l’évolution de l’esthétique plastique en Côte d’Ivoire, le mouvement Vohou Vohou n’a pas encore reçu la reconnaissance institutionnelle qu’il mérite — ni en tant que concept, ni à travers la valorisation des artistes qui l’ont incarné.
Pour préserver et valoriser cet héritage, il est impératif de l’inscrire dans une démarche d’institutionnalisation forte. Cela pourrait passer, en premier lieu, par l’organisation d’une exposition muséale de grande envergure, entièrement dédiée au Vohou Vohou, retraçant son histoire, ses figures majeures, ses œuvres emblématiques, mais aussi son impact au-delà des frontières ivoiriennes. Cette exposition devrait être accompagnée d’un ouvrage de référence — un « beau livre » — édité sous l’égide de la République de Côte d’Ivoire, afin d’asseoir sa portée patrimoniale et académique.
Par ailleurs, les œuvres des artistes du Vohou, individuellement ou collectivement, devraient faire l’objet d’acquisitions publiques et intégrer les fonds contemporains des grandes institutions culturelles nationales. Le Vohou Vohou est une expérimentation plastique pleinement aboutie. Si elle ne bénéficie pas d’un processus clair d’institutionnalisation, il y a un risque réel que l’histoire officielle de l’art en Côte d’Ivoire passe à côté d’un pan essentiel de sa propre modernité.
Préserver le Vohou Vohou, c’est aussi sauvegarder une mémoire vivante, un jalon capital de notre trajectoire artistique, qui mérite d’être transmis, étudié, et célébré.
Comment expliquez-vous la naissance du vohou-vohou dans le contexte artistique des années 1970 ?
Le Vohou Vohou s’inscrit dans une dynamique de rupture et de libération des normes académiques, qui trouve ses racines dans l’histoire de l’art moderne, notamment à partir des impressionnistes en 1863. Depuis cette époque, de nombreux courants artistiques se sont engagés dans une remise en question progressive des canons esthétiques rigides imposés par les académies.
Dans les années 1970, en Côte d’Ivoire, cette même tension entre tradition académique et désir d’émancipation se manifeste de manière particulièrement vive. Le mouvement naît au sein même de l’École des Beaux-Arts d’Abidjan, une institution profondément marquée par l’héritage de l’enseignement artistique français, avec ses codes stricts et ses références eurocentrées.
Mais il y avait une forme d’incongruité : les réalités socio-économiques du contexte africain rendaient difficilement applicables les modèles occidentaux. Le matériel de création — toiles, pinceaux, peintures — était coûteux, souvent importé, et donc inaccessible à la majorité des étudiants, qui ne bénéficiaient pas de bourses conséquentes comme c’est le cas dans les écoles d’art occidentales.
Le Vohou Vohou émerge alors comme une réponse concrète à cette situation. Il ne s’agit pas seulement d’un manifeste esthétique ou philosophique, mais d’une solution pratique : valoriser les matériaux locaux, recycler ce qui est disponible, peindre sur des sacs de riz, des toiles de jute, des cartons. C’est une manière de créer librement malgré les contraintes, en redéfinissant les supports, les techniques et les codes artistiques.
Il ne faut pas oublier non plus qu’à cette époque, l’École des Beaux-Arts d’Abidjan ne pouvait pas délivrer de diplôme final en arts plastiques. Les étudiants devaient partir en France pour achever leur formation et obtenir un diplôme reconnu, ce qui traduisait une certaine carence institutionnelle sur le plan pédagogique et didactique. Ce contexte de frustration, de déséquilibre et de dépendance a certainement nourri l’urgence d’un art libéré, autonome, ancré dans son environnement.
Le Vohou Vohou naît donc à la fois d’une nécessité matérielle, d’une volonté pédagogique, et d’un esprit de contestation. C’est une réponse inventive à une réalité locale, avec une portée universelle.
Comment les artistes fondateurs ont-ils été perçus à l’époque ?
Les artistes plasticiens du mouvement Vohou Vohou ont été accueillis avec un certain enthousiasme, en particulier dans les milieux intellectuels et pédagogiques, où leur démarche novatrice a été saluée comme une rupture salutaire avec les normes académiques rigides. Leur audace, leur recours à des matériaux non conventionnels et leur volonté de créer un art enraciné dans les réalités africaines ont suscité de vifs débats, parfois passionnés.
Cependant, leur reconnaissance n’a pas été unanime sur la scène artistique. Malgré le fait que le Vohou Vohou ait été qualifié, parfois avec emphase, d’« École d’Abidjan », ses représentants ont dû partager — et parfois disputer — les cimaises avec d’autres artistes déjà consacrés ou très en vue à l’époque, qui n’étaient pas affiliés à ce mouvement. Des figures comme James Houra, Monné Bou, Michèle Tadjo, Monique Le Houelleur, Michel Kodjo ou Samir Zarour jouissaient alors d’une reconnaissance plus affirmée auprès du grand public, des galeries et des institutions.
Ainsi, si les fondateurs du Vohou Vohou ont marqué l’histoire par leur radicalité et leur inventivité, leur émergence s’est faite dans un climat de compétition esthétique où coexistaient diverses approches de la création contemporaine en Côte d’Ivoire. Leur héritage n’en est que plus précieux aujourd’hui, car il rappelle la richesse et la diversité des débats artistiques dans les années 1970 et 1980.
Le mouvement est-il enseigné aujourd’hui à l’Ecole nationale des Beaux-arts ?
Le mouvement Vohou Vohou est bel et bien abordé dans les institutions de formation artistique, mais il n’est pas enseigné comme une école stylistique autonome ou exclusive. Il est inscrit dans une approche plus globale, où l’accent est mis sur le contexte historique, les dynamiques esthétiques et les enjeux identitaires dans lesquels il s’inscrit.
À l’INSAAC, notamment à l’École Supérieure des Arts Plastiques, de l’Architecture d’intérieur et du Design (ESAPAD), les enseignants évoquent le Vohou Vohou dans le cadre des cours d’histoire de l’art, en le replaçant dans le contexte de l’évolution de l’art moderne en Côte d’Ivoire. Il est présenté comme un jalon essentiel de cette histoire, mais non comme une discipline technique à part entière.
De même, à l’Université Félix Houphouët-Boigny, au Département des Arts, le mouvement est intégré aux contenus pédagogiques dans des cours tels que : Introduction à l’évolution de l’art de la Côte d’Ivoire ou Histoire de la peinture africaine. Là encore, l’objectif est d’amener les étudiants à comprendre les ruptures et les continuités dans la production artistique africaine, et non d’en faire une école essentialiste.
En somme, le Vohou Vohou est étudié pour sa portée historique, conceptuelle et critique. Il demeure une référence importante dans la construction d’un discours artistique ivoirien et africain en période contemporaine.
Peut-on parler d’un patrimoine artistique ivoirien avec le vohou-vohou ?
Le Vohou-vohou peut indéniablement être considéré comme une composante majeure du patrimoine artistique ivoirien. Il représente même une spécificité stylistique et esthétique qu’il convient de patrimonialiser, tant pour sa valeur historique que pour sa portée symbolique.
Bien que ce mouvement ne rompe pas totalement avec les paradigmes des courants modernes occidentaux — auxquels il emprunte certaines dynamiques de rupture avec l’académisme —, il propose une réappropriation locale audacieuse, en phase avec les réalités matérielles, culturelles et politiques de l’Afrique des années 1970.
Le Vohou Vohou a produit un manifeste, qui en constitue le socle théorique et philosophique. Ce texte, qui résume la pensée du mouvement, doit être considéré comme un acte fondateur. Mais au-delà des mots, c’est surtout l’ensemble des productions plastiques de ses membres — riches, diverses, innovantes — qui témoigne de son importance. Ces œuvres forment un corpus qui mérite d’être préservé, étudié, exposé, et transmis comme un patrimoine artistique à part entière aux générations futures.
Ainsi, même si le Vohou Vohou s’inscrit dans une filiation avec certaines tendances de l’art moderne international, il incarne une réponse profondément locale, ancrée dans le contexte ivoirien. À ce titre, il constitue un pan incontournable de l’histoire de l’art en Côte d’Ivoire et mérite d’être reconnu comme tel.
Le Vohou-vohou est-il intégré aux politiques culturelles ivoiriennes ?
À ce jour, on ne peut véritablement affirmer que le Vohou-vohou soit intégré aux politiques culturelles ivoiriennes. Certaines figures majeures du mouvement ont été honorées à titre individuel, à travers des distinctions ou des hommages liés à leur carrière artistique. Ces reconnaissances personnelles ne traduisent pas une valorisation institutionnelle du mouvement dans son ensemble et dans son essence.
Intégrer le Vohou-Vohou dans les politiques culturelles signifierait, par exemple, procéder à des acquisitions publiques majeures d’œuvres issues de ce courant, créer un musée ou un espace dédié, ou encore assurer une présence permanente des œuvres Vohou dans les collections nationales et les expositions publiques. Ce type d’engagement structurant reste, pour l’instant, inexistant.
Il est d’autant plus urgent d’agir que la majorité des artistes fondateurs du mouvement sont encore en vie. Cela offre une occasion unique de documenter, de transmettre et de pérenniser ce pan essentiel de notre histoire artistique avant qu’il ne devienne, à son tour, une mémoire difficilement reconstituable.
Est-il présent dans les expositions ou collections publiques ?
Le Vohou-Vohou est encore très faiblement représenté dans les expositions en Côte d’Ivoire. On note, çà et là, quelques initiatives ponctuelles dans des galeries privées ou à l’occasion d’événements spécifiques, mais cela reste timide et largement en deçà de ce que mérite un mouvement d’une telle importance historique et esthétique.
Quant aux collections publiques, à notre connaissance, le Vohou-Vohou y est absent ou très insuffisamment représenté. S’il existait une véritable politique d’acquisition ou de valorisation de ses œuvres, cela aurait été porté à la connaissance des historiens de l’art, des conservateurs et des galeristes. Or, ce n’est pas le cas.
La patrimonialisation ne se décrète pas, elle se construit à travers des gestes forts, visibles et partagés : acquisitions officielles, expositions permanentes, publications de référence, valorisation institutionnelle. À ce jour, ces démarches font encore défaut pour le Vohou-Vohou. Il est urgent d’y remédier si l’on veut préserver ce pan fondamental de notre mémoire artistique.
Que représente-t-il pour la culture nationale aujourd’hui ?
Le Vohou-Vohou représente aujourd’hui, pour la culture nationale ivoirienne, un repère majeur et une référence esthétique fondatrice dans le domaine des beaux-arts. Il constitue ce que l’on peut considérer comme l’École ivoirienne – au sens d’une orientation stylistique, d’un langage plastique propre, issu de l’histoire et des réalités socioculturelles du pays.
À l’instar de grandes écoles artistiques africaines, le Vohou-Vohou s’inscrit dans un mouvement d’appropriation et de transformation des pratiques académiques héritées de la colonisation. On peut le rapprocher de l’École de Dakar (Sénégal), née dans le sillage de la négritude et de l’indépendance, qui prônait une esthétique ancrée dans les valeurs africaines ; de l’École de Bamako (Mali), célèbre pour ses photographes comme Malick Sidibé et Seydou Keïta, qui ont immortalisé la société malienne postcoloniale ; de l’École de Lubumbashi (RDC), nourrie par les ateliers populaires et les récits visuels locaux ; de l’École de Zaria (Nigéria), fondée sur le concept de « Natural Synthesis » qui proposait une fusion entre les formes artistiques traditionnelles et modernes ; de l’École d’Oshogbo (Nigéria), reconnue pour son modernisme inspiré des formes et des symboles yoruba ; de l’École de Poto-Poto (Congo-Brazzaville), célèbre pour sa peinture figurative et colorée ancrée dans le quotidien ; et de l’École de Bulawayo (Zimbabwe), tournée vers la sculpture sur pierre, dans une dynamique postcoloniale affirmée.
Dans cette constellation d’écoles africaines qui ont su produire des expressions visuelles uniques, le Vohou-Vohou occupe une place centrale en Côte d’Ivoire. Il incarne la volonté de rupture avec les codes dit européens, la réinvention des matériaux, l’exploration de nouvelles techniques et surtout, l'affirmation d’un langage visuel ivoirien.
Il est à ce titre une fierté nationale, témoin du génie créatif des artistes ivoiriens et de leur capacité à penser l’art à partir de leurs réalités, tout en dialoguant avec l’histoire de l’art mondiale et universelle. Ce patrimoine doit aujourd’hui être reconnu, conservé et valorisé comme un élément clé de l'identité culturelle ivoirienne.
Intterview réalisée par salif D. CHEICKNA