Il aurait eu 100 ans cette année: Cheikh Anta Diop ou l’éloge de la renaissance africaine

Cheikh Anta Diop
Cheikh Anta Diop
Cheikh Anta Diop

Il aurait eu 100 ans cette année: Cheikh Anta Diop ou l’éloge de la renaissance africaine

''L'Africain qui nous a compris est celui-là qui, après la lecture de nos ouvrages, aura senti naître en lui un autre hommes, animé d'une conscience historique, un vrai créateur, un Prométhée porteur d'une nouvelle civilisation et parfaitement conscient de ce que la terre entière doit à son génie ancestral dans tous les domaines de la science, de la culture et de la religion.'' Cheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie. Anthropologie sans complaisance, Paris, Présence africaine, 1981, p.16.


29 décembre 1923-29 décembre 2023. Cheikh Anta Diop, ce contemporain capital aurait eu cent ans cette année. Après sa mort, à son domicile dakarois de Fann le 7 février 1986, le médiéviste français Jean Devisse lui rendit hommage en ces termes : « lorsqu’on connaissait à force de le rencontrer l’humilité personnelle profonde de Cheikh Anta Diop, son très profond désintéressement face aux honneurs et à l’argent, sa conscience de devoir servir coûte que coûte la cause de l’Afrique, on parvenait à discerner que l’intransigeance qu’il affichait, couvrait sur le long terme, l’acceptation de discussions fécondes, une fois gagnée la bataille de la reconnaissance de la totale historicité du continent noir, de l’antériorité et de la profondeur de son héritage culturel. Cheikh Anta Diop est mort au moment où la bataille est gagnée pour l’essentiel et où s’engagent les discussions ». Celles-ci, hélas n’ont pas toujours été dénuées d’arrière-pensée idéologiques et racistes. Dans un article qu’il a commis récemment, Hady Ba ( 2022), l’un des philosophes sénégalais les plus prometteurs de sa génération, parlait à propos de la réception de l’œuvre de Cheikh Anta Diop par les historiens et égyptologues français, d’injustice épistémique reprenant ainsi à son compte une catégorie de la philosophe Miranda Fricker. Œuvre forcément polémique écrivait pour sa part l’historien sénégalais Mamadou Diouf (2000) a qui, n’a pas échappé sa dimension politique de libération intellectuelle et scientifique d'une part, et de developpement économique d'autre part, du continent africain. C’est que pour ce Sénégalais, né dans le village de Caytu, situé dans la région de Diourbel en pays Baol-Cayor, le 29 décembre 1923, le chaos de la traite negrière (XVe-XIXe siècle), les effets pervers des colonisations européennes de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle ne pouvaient être des facteurs dirimants sur le chemin de la renaissance d’un continent à la riche histoire multimillénaire et aux potentialités humaines et économiques certaines.

CISSE Chikouna, Maître de Conférences au Département d’Histoire 
Université Félix Houphouët-Boigny
CISSE Chikouna, Maître de Conférences au Département d’Histoire Université Félix Houphouët-Boigny



L’épistémologie diopienne à ce propos conditionnait en revanche cette renaissance africaine, à un ensemble de préalables. Dans l’un de ses écrits de jeunesse Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ? publié en 1948 dans la revue Le Musée vivant Diop fait le constat suivant : « quand on examine la réalité africaine on s’aperçoit qu’il y a, d’une part, une partie de la tradition qui est restée intacte et qui continue à vivoter à l’abri de toute influence moderne, d’autre part, une tradition altérée par une contamination européenne ». Cette Afrique au double visage tel le Dieu Janus se lit surtout dans la langue, qui sert de support aux productions intellectuelles des auteurs africains à propos de leur continent. Une fois cette lecture binaire opérée, Diop s’interroge : « peut-on parler dans les deux cas de renaissance ? » Se situant dans une perspective de dénonciation de tout reliquat de sujétion, Diop répond non. Certes, écrit-il, « on nous objectera que les Nègres qui utilisent une langue étrangère, le font d’une façon originale et que dans leur expression il y a quelque chose de spécifique ». Mais pour le penseur sénégalais, « ce que le Nègre ne pourra jamais exprimer sans cesser de parler une langue étrangère, c’est le génie propre de sa langue ». « Toutes ces raisons », dit-il « nous incitent à poser comme condition préalable d’une vraie renaissance africaine le développement des langues indigènes ». Sous ce rapport, Diop fait office de précurseur. Dans Peau noire, masques blancs (1952), l’un de ses ouvrages majeurs, le Martiniquais Frantz Fanon affirme qu’ « acquérir une langue coloniale revient à acquérir le poids de la civilisation qu’elle porte, y compris l’organisation de la réalité ». Plus d’un demi-siècle plus tard, l’intellectuel organique kenyan Ngugi wa Thiong’o dans Une Afrique libre (2017) fait écho à Fanon et à Diop en fustigeant « les élites noires dont l’éducation se fait entièrement dans des langues européennes d’où leur conceptualisation du monde qui se construit sur les paramètres de la langue de leur héritage ». Penseur œcuménique, le Sénégalais va plus loin comme en témoigne ses productions ultérieures. Tour à tour la question de l’origine de l’homme et ses migrations dès l’époque préhistorique, le caractère nègre de la civilisation égypto-nubienne, la parenté entre cette civilisation antique et l’Afrique noire d’aujourd’hui, l’unité culturelle de l’Afrique noire, l’État fédéral adossé à une conscience historique africaine, la délimitation de l’aire culturelle du monde noir qui s’étend jusqu’en Asie occidentale dans la vallée de l’Indus, la caractérisation des structures politiques et sociales, la formation des États africains sur tout le continent, après le déclin de l’Égypte, et la continuité du lien historico-culturel, jusqu’à l’aube des temps modernes (Nations nègres et culture, 1954), etc., sont autant de thématiques qui vont meubler l’œuvre de Diop. Mais le grand défi de l’Afrique sortant de la nuit coloniale reste l’invention d’une pensée qui soit ajustée à l’action. Ce sera tout l’intérêt de son ouvrage Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire (1974, 1ère édition, 1960). Dans celui-ci, il décline quatorze points, comme principes de base d’une action concrète pour la renaissance africaine dont entre autres : 1/La restauration de la conscience de notre unité historique ; 2/ Travailler à l’unification linguistique à l’échelle territoriale et continentale, une seule langue africaine de culture et de gouvernement devant coiffer toutes les autres ; les langues européennes, quelles qu’elles soient, restant ou retombant au niveau de langues vivantes de l’enseignement secondaire ; 3/ Élever officiellement nos langues nationales au rang de langues de gouvernement servant d’expression au Parlement et pour la rédaction des lois.

La langue ne serait plus un obstacle à l’élection d’un député ou d’un mandataire analphabète de souche populaire. 4/ Vivre l’unité africaine. L’unification immédiate de l’Afrique francophone et anglophone seule, pouvant servir de test. C’est l’unique moyen de faire basculer l’Afrique noire sur la pente de son destin historique, une fois pour toutes. Un clin d’œil à la question du genre devenu aujourd’hui un mantra, Diop propose comme 5e mesure, l’urgence d’étudier une forme de représentation efficace de l’élément féminin de la nation. La neuvième mesure accentue le caractère éminemment actuel de Cheikh Anta Diop. Pour faire face aux coups d’État, il proposait dès 1960, la création d’une puissante armée, dotée d’une aviation et d’une forte éducation civique, inapte aux putschs de type latino-américain.

Son engagement politique avec moins, que sa carrière intellectuelle nous place certes, devant la fameuse dichotomie wébérienne du savant et du politique, même si par ailleurs, le penseur mobilise plus dans l’opinion africaine que le politique. Entre adhésion presque passionnelle des admirateurs de l’homme et critiques véhémentes de ses contempteurs, l’œuvre de Cheikh Anta Diop ne laisse pas indifférent. Ces différentes postures ne doivent pas éclipser en revanche, la nécessité d’opérer toutes cendres refroidies, une critique objective d’une œuvre dont le retentissement en Afrique et dans le monde souligne l’importance dans la construction d’une communauté épistémique africaine. Cette relecture est d’autant plus nécessaire que Cheikh Anta Diop lucide, écrivait dès 1954 à propos de Nations nègres et culture l’un de ses ouvrages majeurs : l’ensemble du travail n'est qu’une esquisse où manquent toutes les perfections de détail. Il était humainement impossible à un individu de les y apporter : ce ne pourrait être que le travail de plusieurs générations africaines. Nous en sommes conscient et notre besoin de rigueur en souffre : cependant les grandes lignes sont solides et les perspectives justes. Il s’agit donc, moins d’extase que d’interrogation lucide à propos d’une œuvre qui porte dans ses replis, de quoi nourrir les quêtes actuelles de renaissance africaine, de panafricanisme et de libération vraie et totale de notre continent du Cap au Caire, de Dakar à Dar-es Salam, d’Abidjan à Mogadiscio. La célébration en cours, du centenaire du parrain de l’université de Dakar ( (21-29 décembre) sous le thème : « Cheikh Anta, cent ans après : les défis de la reconstruction d’une pensée audacieuse pour l’Afrique » reste un exercice salutaire à l’actif de la communauté épistémique africaine du Sénégal.

La Côte d’Ivoire, véritable place forte de production et de réception de la pensée contemporaine africaine, et dont l’un des amphithéâtres de sa première université porte le nom de Cheikh Anta Diop est appelée à jouer un rôle davantage crucial dans les grilles d’intelligibilité de l’Afrique d’hier et d’aujourd’hui à partir de l’œuvre du célèbre historien, égyptologue, physicien, mathématicien et chimiste sénégalais.

CISSE Chikouna

Maître de Conférences

Département d’Histoire

Université Félix Houphouët-Boigny

cissechikouna@gmail.com


Chikouna Cissé est Maître de Conférences en Histoire de l’Afrique à l’Université Félix Houphouet Boigny. Il prononce régulièrement des conférences sur l’œuvre de Cheikh Anta Diop et la renaissance africaine, sur le panafricanisme et sur l’histoire de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique de façon générale. Il est titulaire d’un doctorat d’Histoire obtenu en 2008, à l’Université de Cocody, devenue depuis Université Félix Houphouët-Boigny, thèse portant sur le thème : Migrations et mise en valeur de la Basse Côte d’Ivoire (1920-1960). Son domaine de recherche s’étend également à l’étude de la diaspora marchande jula en Afrique de l’Ouest sur la longue durée. Chikouna Cissé est membre de l’équipe internationale chargée de la rédaction du volume IX de l’Histoire générale de l’Afrique, portant sur l’africanité globale. Il est par ailleurs ancien fellow de l’institut d’études avancées(IEA) de Nantes d’octobre 2012 à juin 2013. Il est membre de nombreux réseaux de recherche internationaux.