Laveuses de corps : Ces femmes qui « affrontent la mort » pour se bâtir (Reportage)
Des scènes difficiles à supporter pour certaines personnes
Le spectacle est insoutenable pour les visiteurs que nous sommes. Une fois dehors, il nous faut une bouffé d’oxygène pour reprendre notre souffle. « C’est dans ce milieu que je gagne mon pain. J’y suis depuis 9 ans. C’est une amie qui m’a initiée, puisque je l’accompagnais souvent à emprunter son véhicule. Et un jour, elle m’a demandé de l’accompagner jusqu’à son service. Mais, j’avoue que ce jour-là, elle a tout fait pour que je voie des corps dans les casiers et que je visite là où les corps sont entretenus. J’ai failli m’enfuir », raconte A.Y.
De la morgue où elle a débuté, puisqu’elle elle travaille depuis quelques années à son propre compte, elle parcourt villes, villages, campements pour faire ce métier qu’elle exerce avec passion, elle se dit pas complexée et l’assume.
A.Y quitte chaque jour sa petite famille à Anyama, ‘‘Ancienne gendarmerie’’, à 6 h du matin, pour ne rentrer que le soir ou plusieurs jours après. Elle n’a ni fête ni congés. Sollicitée partout où le devoir l’appelle, elle s’y rend sans fatigue. Selon elle, ce sont ses services bien faits qui font d’elle une experte. « C’est de bouche à oreille que ma renommée en la matière a dépassé les frontières de la morgue. Ce sont des personnes qui me font confiance qui m’appellent pour faire la toilette de leurs morts sans aucune considération, ethnique, religieuse», explique-t-elle pour justifier ainsi son devoir d’être loyale et serviable.
Le métier n’est pas attirant, mais au fil du temps...
Le soir du 27 février 2023, fut spécial pour elle. A.Y vient de décrocher un juteux marché dans un campement situé dans la commune de Tiassalé. Dans ce campement, des parents d’un mort lui ont confié l’entretien pour une bonne somme (elle a refusé de dire le montant). Elle doit entretenir le corps en question pour une période de trois semaines. Pour savoir la raison de la conservation du corps à domicile, nous décidons de l’accompagner. Le campement est situé à une dizaine de Km de Tiassalé, côté ouest, où vit une communauté ressortissante d’un pays de la sous-région. Le corps (une femme) est conservé dans un coin du campement. Pas d’enterrement pour le moment. La raison, le temps que le mari de la défunte qui se trouverait dans un pays européen, arrive.
Nous arrivons sur les lieux à 7h du matin, ce 28 février. Le campement est non électrifié et l’accès se fait à moto, car, la voie n’est pas praticable pour les automobilistes. Aussitôt sur place, Amélie va s’occuper du corps de la défunte (M.S), une mère de trois enfants, décédée des suites d’une maladie, il y a quelques heures.
Le corps est étalé sur une natte couverte d’un linge blanc, sous une tente couverte d’une bâche noire. Les parents n’ont pas voulu transférer le corps dans une morgue, A.Y est sollicitée. Pour donc le conserver, la laveuse demande aux parents d’acheter un vieux réfrigérateur d’une certaine taille. 2 heures après, c’est chose faite. Après la toilette de la défunte, A.Y l’étale dans le réfrigérateur avec de grosses boules de glace achetées en ville. Avant, elle lui a injecté du formol pour une conservation de longue durée. « Je reviendrai dans 2 ou 3 jours pour un autre lavage et entretien », fait savoir A.Y. Ce sera cet exercice auquel elle sera soumise jusqu’au jour de la levée du corps où elle l’habillera, le parfumera avant sa mise dans un cercueil.
Des dispositions particulières avant de toucher à un corps ?
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, débuter ce métier n’a pas été chose aisée pour A.Y. « Au départ, j’avais peur de regarder un corps. Donc je demandais à mes devanciers. Un m’a conseillé de consommer de l’alcool, la boisson traditionnelle appelée koutoukou ou de la liqueur. Je le faisais. Mais, j’ai constaté que je commençais à devenir accroc à cette boisson. J’ai donc arrêté. Une autre me disait que nous sommes en Afrique. Et sait-on jamais, il serait mieux que je me protège avec le sixième sens, c’est-à-dire, voir et communiquer avec les morts. Ainsi, j’aurai d’autres pouvoirs qui feront de moi une femme mystiquement forte. Donc au-delà de laveuse de corps, je pourrais guérir, consulter et faire autres choses », explique A.Y Qui affirme avoir refusé de s’adonner à ce genre de pratique. « Par contre, certains laveurs (hommes et femmes), transporteurs de corps, le font. Me concernant, j’ai décidé de me tourner vers le Seigneur. Je me dis, s’il ne m’a pas donné un autre travail que celui de laveuse de corps, cela veut dire qu’il va me protéger de tous dangers de ce métier. Ce n’est pas donné à n’importe qui d’être en contact tout le temps avec des corps. La seule condition pour moi aujourd’hui, c’est d’être pieuse, de bonne foi et croire en mon Dieu. Chaque matin avant de sortir et même de toucher un corps, je prie mon Dieu. Et depuis, je l’exerce sans aucune amulette, ni consommation d’alcool ni de drogue», explique-telle avec fierté.
Réaction de la famille
Ex-vendeuse de friperie, A.Y a dû affronter le refus de ses proches, lorsqu’elle a embrassé ce métier. Selon elle, les premiers à s’y être opposés ont été son mari et ses enfants. « Avant de rentrer à la maison, la nouvelle m’avait précédée. Mon mari m’a harcelé de question : ‘‘Ma poupée, (c’est comme ça qu’il m’appelle), d’où viens-tu ? Ne me dit pas que c’est vrai ce que j’ai appris. Tu as abandonné ton commerce de friperie pour aller chercher quoi avec des morts ? Ou bien tu es devenue un croque-mort ?’’ Plusieurs questions à la fois. Mes enfants aussi ce sont mis dans la danse, avec des interrogations. Ils ont du mal à accepter, mais à la fin, ils sont devenus mes défenseurs », se souvient-elle.
Poursuivant, elle a dit qu’au départ, personne dans sa maisonnée ne voulait prendre l’argent qu’elle donnait. « Pour eux, c’était de l’argent de mort. Personne ne voulait m’adresser la parole. Mes enfants ont initié une cellule de prière. Selon eux, c’était pour me désenvouter », ajoute-elle. Même ses frères et sœurs ne la conviaient plus aux réunions de famille. Pour eux, elle a pactisé avec le diable. C’est une sorcière. Ce genre de choses est désormais un lointain souvenir. Parce que, que ce soit sa petite famille ou la grande, les choses se sont arrangées.
Le regard de la société
Mais la laveuse de corps doit faire avec la stigmatisation de la société. Selon elle, personne ne lui donne à manger. Certaines personnes la prennent pour une sorcière. Elle dit toutefois se moquer de leur jugement. « Pour eux, une femme qui lave des corps, ne peut être simple. Forcément, elle pactise avec des génies ou elle est une sorcière », explique-t-elle. Avant d’ajouter qu’à ses débuts, son voisinage avait du mal à l’accepter. « Certains allaient même dire à mes enfants, ‘‘votre mère n’a pas eu un autre travail à faire ?’’ Ce qui les mettait mal à l’aise. Au fil du temps, les choses se sont arrangées. Et parmi ceux qui me voyaient d’un mauvais œil, certains viennent m’emprunter de l’argent», narre-telle avec un sourire de satisfaction.

De laveuse de corps, au rêve d’un accomplissement, la fierté d’une famille
Ce métier de laveur de corps nourrit-il son homme? D’après Amélie, ce qu’elle gagne depuis qu’elle travaille pour elle-même, la met à l’abri du besoin. « Dans le mois, quand je suis trop sollicitée, je peux gagner entre 400 000 et 600 000 Fcfa. Quand je retranche mes déplacements, l’achat de mon matériel et d’autres charges, je peux épargner entre 150 et 200 000 Fcfa », soutient Amélie. A l’en croire, quand elle travaillait pour une morgue, elle touchait par mois, moins de 150 000 Fcfa. Ce qui représente son épargne aujourd’hui. Après certains services, elle reçoit des bonus ou cadeaux de parents de défunts. Grâce à ses services et sa sollicitude.
Elle ajoute avec fierté qu’elle est sollicitée par ses parents et proches pour des aides financières. Sa plus grande satisfaction dans ce métier, selon elle, c’est la construction de sa maison qu’elle a entamée. « Depuis l’année dernière, je me suis lancé dans les petites affaires. J’ai deux taxi-motos à N’Dotré, un woro-woro à Yopougon et une buvette au quartier. J’ai entamé la construction de ma maison. Et je compte construire un immeuble que je vais baptiser, ma fierté », dit-elle avec fierté.
C’est le même cas pour K.C.M qui travaille dans une morgue de la place. Elle essaie tant bien que mal de s’en sortir. Avec ce qu’elle gagne (120 000 FCfa), elle épargne selon elle entre 25 et 35 000 Fcfa par mois. « Depuis trois ans que j’ai décidé d’épargner j’ai pu m’acheter un petit terrain à Anyama sur la route d’Agboville. Si Dieu m’aide, d’ici avant que mes forces me lâchent, je pourrai avoir une petite case », a développé K.C.M