Sess Essoh (Artiste-plasticien) à propos de ses créations : « C’est ma vision du futur que j’essaie de mettre en exergue… »

Qu’est-ce que vous exprimez à travers « Nyansapo, le silence est d’or »
En 2017, je présente un projet au Sofitel Abidjan hôtel ivoire dont le titre était « Un genre d’histoire ». C’est une exposition importante dans le déroulé pour la suite. C’est le début du projet que je continue de dérouler à travers « Nyansapo, le silence est d’or ». En 2017, je commence à raconter le prologue de cette histoire qui continue. Je raconte en fait, l’histoire d’une société imaginaire. Il faut dire que dans mon travail, il y a toujours de la littérature et un pan d’histoire avant la peinture. Dans ma démarche, je ne fonce pas directement sur la toile sans avoir préparé quelque chose qui soit écrite et ordonnée en séquence ou en épisode.
Dans « Un genre d’histoire » je raconte l’histoire d’une société imaginaire dans laquelle je créé une sorte de hiérarchie des personnages. Il y a ceux qu’on appelle les hommes de Plâtre, d’Albâtre et les Cardinals vivant dans les cités éponymes. En fait, il y a trois catégories qui vont interagir à un certain moment. La cité de Plâtre est versée dans la corruption, la gabegie, les orgies. En somme dans tout ce qui est vices et maux dans la société. Dans cette société, il y a des hommes d’exception qui vont s’extraire en fonction de leur probité morale et des grandes œuvres qu’ils ont réalisés. Ils vont s’extraire et devenir des hommes d’Albâtre qui est une cité d’un cran supérieur à la cité de Plâtre. Ils vont se retrouver dans la cité d’Albâtre qui est une cité de vertu. L’opposition entre les cités de Plâtre et de l’Albâtre est un clin d’œil que je fais à l’égyptologie qui me passionne. Le Plâtre et l’Albâtre étant des matériaux qui étaient beaucoup utilisés dans les sphères artistiques à l’époque en Egypte. Au-dessus de ces deux sociétés, il y a ceux que j’appelle les Cardinals. Ce sont des personnages qui ont une sorte de pouvoir divinatoire. Je les appelle en fait les maitres de minuit. Ce sont eux qui décident de ce qui doit être ou de ce qui ne doit pas être. Il y a des périodes où les Cardinals descendent dans cette cité pour la réorganiser et l’ordonner. Quand à des moments la cacophonie prend le dessus sur l’ordre. Ils descendent ainsi pour annoncer le début d’un nouveau cycle. En 2017 quand je présente « Un genre d’histoire », je mets ainsi en scène ce monde imaginaire pour préparer le monde.
Et si ce monde que vous décrivez n’était pas aussi imaginaire que vous le prétendez et révèle plutôt nos réalités ?
En tout cas pour moi, il y a le besoin de dépersonnaliser l’histoire. Je veux en fait en même temps raconter de cette façon tout en optant pour qu’elle reste dans le cadre strict de l’art. Je ne veux pas risquer de me perdre. Il y a la philosophie, la littérature et l’histoire qui me passionnent. C’est juste un tremplin pour moi de mettre en scène toutes ces choses qui me passionnent sans toutefois sortir du cadre artistique. Je raconte cette histoire de telle sorte que ce soit poétique tout en créant de la passion chez la personne qui la suit. Même si cette histoire prend racine dans l’existant je veux qu’elle soit toujours poétique. Est-ce que cette histoire est imaginaire ? C’est dans la suite qu’on va s’en rendre compte. Dans l’exposition des séquences, je m’arrange à ce que les épisodes de cette histoire coïncident avec des moments de la vie réelle. Et ce, pour permettre une autre compréhension de l’histoire racontée. Et que cette compréhension ne soit pas actionnée par moi mais plutôt évidente à la lecture du visiteur qui suit. C’est un fragment de cette histoire, c’est un instant que je décris dans « Nyansapo, le silence est d’or ». Je considère les périodes d’exposition comme des séquences et des épisodes d’histoire.

A quoi le visiteur doit s’attendre dans les séquences et épisodes de « Le silence est d’or »
« Nyansapo, le silence est d’or » constitue le moment où je raconte avant de travailler sur l’exposition. Je voulais que cela soit quelque chose de prémonitoire. C’est en fait la vision du futur que j’essaie de mettre en exergue dans ce que je présente. Je me dis qu’à un moment dans cette histoire, la cacophonie va dominer sur tout et cette société va se retrouver tellement engluée dans le désordre que le silence va devenir quelque chose de précieux. Sa quête va donc s’imposer avant de passer à une autre étape.
C’est l’étape où nous allons arriver à une sorte de vertige et de construction de tout ce qui est normal. Les Cardinals seront obligés de redescendre dans cette cité pour retracer de nouvelles voies qui vont annoncer un nouvel idéal. C’est après cette épisode que nous passerons à une nouvelle ère. C’est l’instant où le désordre domine et que le silence va constituer une quête perpétuelle. Du coup il fallait présenter quelque chose qui montre à la fois les choses désordonnées et qui n’ont pas de sens ainsi qu’un soupçon d’ordre qui naît avec la présence des Cardinals.
Vos créations sont traversées par une certaine musicalité. Quelle est la place de la musique dans vos œuvres ?
La musique ne peut pas être détachée de mon travail. D’ailleurs au vernissage, il y a eu une troupe de musique. Pour moi, toutes mes expositions doivent être au carrefour de la rencontre entre toutes les disciplines artistiques. La musique est essentielle. J’ai été initié à la musique Jazz par mon mentor qui est Jazzman. Il m’a initié non seulement à la musicalité mais aussi au sens profond de ce qui peut être les dissonances et les « Dirty tones » (Ndlr : sons chargés d’émotion, employés aussi bien par la voix que les instruments...) C’est à partir du Jazz que j’ai trouvé le titre de la série, Vertico Jazz. J’aime bien le jeu de mots avec le langage de la rue ivoirienne. Lorsqu’on dit que quelque chose est Jazz c’est que c’est bon alors. Jazz peut signifier autre chose. Il ramène à la musique et à cette ambiguïté qui force l’esprit à réfléchir.
Est-ce que votre travail n’est pas une invite pour que nous nous approprions notre imaginaire ?
Dans ce que je fais, il y a un idéal que je recherche. Je suis conscient de la nécessité de construire un imaginaire qui nait de nous et de notre vécu. Même le rapport que j’ai avec la littérature est aussi pour questionner cette rumeur qui dit que les africains ne conservent pas les choses alors qu’ils ont inventé l’écriture. La question que je me pose, comment se fait-il que des gens qui ont inventé l’écriture ne peuvent ne pas s’en servir pour consigner. Est-ce que c’est le sens des choses qui a été détourné ou leur utilité première. L’écriture est censée consigner une information bien précise. Mais il suffit seulement d’effacer un seul mot ou d’en ajouter pour changer le sens de la compréhension d’une phrase.
Je pense aussi que dans l’imaginaire qu’on doit se construire, il y a toutes ces notions qu’on doit se réapproprier. Effectivement j’invite les gens à une certaine utopie. Il faut que les gens acceptent de rentrer dans l’utopie car rien ne se construit sans cela. Même dans les religions, il y a beaucoup de choses qui découlent de l’utopie. Il faut pouvoir imaginer quelque chose et partir de cet imaginaire pour donner forme à ce, dont on a besoin.
Dans la scénographie, il se dégage une installation impressionnant qui se distingue au milieu de nombreuses toiles.
Je tiens à signifier que la scénographie a été construite par Amédée Régis. Je lui dois une fière chandelle parce que c’est quelqu’un qui sait rentrer dans l’univers du créateur. Il comprend exactement dans quelle configuration intégrer le travail dans la scénographie. A un moment dans l’histoire de cette société, il y avait un besoin pour les journaux quotidiens de cracher du feu. C’est ce que révèle l’installation qui accompagne cette exposition intitulée, « Nyansapo, le silence est d’or ». L’idée est que les gens se sentent plus ou moins dans la chose. En fait, j’ai besoin de réécrire l’histoire et je pense qu’elle doit être réécrite. Cette réécriture impose qu’on puisse s’approprier l’existant. Pour moi, il faut s’approprier cette histoire pour pouvoir la réécrire.
Est-ce qu’avec vous on n’est pas dans une quête perpétuelle de la perfection ? Et comment tu entends entrainer l’observateur ?
Je ne sais pas si je peux oser le dire. Je suis une personne de perfection. Je perçois mon travail comme quelque chose qui doit m’amener à puiser davantage dans ce qui est possible de faire à l’intérieur. Je ne sais pas si c’est cela la perfection.
Moi je crois beaucoup en l’intelligence collective, par contre je pense qu’il faut stimuler les gens et on peut le faire de maintes manières. Je pense que le médium qu’on détient peut servir à stimuler, pousser les gens à se remettre en question, et à remettre en cause leurs certitudes dès lors que la personne commence à douter des choses qu’elles pensaient évidentes. Je pense qu’on est déjà dans un début de questionnement. C’est une façon de raconter l’histoire qui n’est pas comme les autres et qui peut justement créer un certain engouement.
Dans mes séries de dessin que je fais pour mon fils. Je n’ai pas encore d’enfant. J’imagine un carnet de dessins dans lequel je consigne de petits mots de l’époque que j’adresse à mon fils qui n’est pas encore né. Et ce, en me disant qu’il va se poser un problème d’éducation, qui est d’ailleurs présent. Le problème sera d’autant plus grave que les canaux traditionnels de transmission de la connaissance seront altérés. Ce qui va appeler à plus de responsabilités de la part des parents et de toute la famille. Le pis, c’est que la dislocation de la cellule familiale va être le gros problème qui va plomber l’éducation. Je pense que cela a commencé. En me projetant, je vois que c’est ce qui va être dit.
Ne trouvez-vous pas que vous êtes trop hermétique et comment l’individu lambda peut accéder à votre message ?
Je ne sais pas. Et je ne cherche pas à savoir si je le suis. Je pense que ce sont mes curiosités qui me permettent de percevoir des choses. C’est la raison pour laquelle je mets tout dans le sac. Pendant que je peins, il y a des messages que je trouve nécessaires d’écrire tout simplement. En fait, j’écris toujours avant de peindre. Je publie beaucoup et je sais que les gens qui me suivent lisent mes écris. Egalement beaucoup comprennent qu’il s’agit d’une partie de l’histoire. Ce n’est pas que la peinture, c’est aussi un ensemble de choses destinées à l’idéal et j’espère que j’aurai du temps de vie.
A vous écouter, on a bien envie d’avoir une idée de la suite de cette histoire ?
On peut avoir une idée, mais on ne peut pas savoir comment elle va se dévlopper par la suite. Je suis très attentif à ce qui se passe. J’ai beaucoup d’intérêts à m’informer sur la politique. Ce qui m’amène à lire beaucoup. Dès que je capte quelque chose qui est d’avenir, tout de suite je continue mon histoire.
Doit-on s’attendre dans l’avenir à une exposition accompagnée d’un livre ?
Cela fait partie des possibilités. Le besoin de publier existe. Je prends le temps parce que je fais les choses quand je les sens. Tant que je pense qu’elle n’est pas conséquente pour être montré, elle reste au laboratoire. Cependant, cela va certainement faire l’objet d’une publication. Une chose est sûre cela ne sera ni un livre classique, ni un catalogue. Ce livre aura une forme qui va permettre une certaine compréhension de mes créations. Peut-être que cela sera des images à côté de mots.

Que doit retenir le spectateur ?
Je veux juste qu’il soit interpellé, cela veut dire que je veux l’amener à se poser des questions. Et qu’il trouve un détail, quelque chose qui choque, quelque chose qui le pousse à aller un peu plus loin. Je suis moi-même dans cette quête. Chaque fois que passe une étape, j’ai l’impression qu’il y a des choses à remettre en question. Aucun changement ne se fait sans remise en question. Tant qu’on ne doute pas de la finalité de ce qu’on a atteint, on ne sent pas la nécessité d’aller plus loin.
Il faut forcément que les gens se posent des questions. Quand je pense que c’est un support qui fait le sujet, je fonce. Quand il faut écrire, je le fais. Il n’y a pas de démarche qui s’oriente vers quelque chose qui doit m’identifier. Je veux juste faire quelque chose qui permet aux gens d’aller lire un livre à travers ces expositions.
A quoi répondent les séries et les épisodes dans vos créations ?
Il y a des choses qui m’ont toujours intéressé. Ce sont des sujets qui ne sont pas beaucoup encouragés ici. Il faut le dire les gens ont peur d’accompagner, la politique est quelque chose qui me passionne. Elle pousse au changement des sociétés, et à la construction de quelque chose de nouveau. Cela me passionne dans mon travail.
Il y a un regard que je porte avec une certaine acuité sur la vie, la société, la vie politique d’ici. A mon avis, il y a un besoin de me prononcer là-dessus en essayant de comprendre, d’anticiper sur des choses. Cependant, je ne veux pas me positionner comme un acteur de ce que j’appelle le théâtre en y prenant part.
Je pense qu’à un moment donné, ce qui n’est pas représenté de façon conséquente dans la politique peut l’être. Et ce, à travers notre médium à cause de ce regard critique que nous aiguisons. S'il des politiques commandent des sondages, c’est parce qu’ils ont pris conscience qu’il y a un besoin d’anticiper sur ce qui va venir.
y a des canaux qui permettent d’anticiper sur ces choses et de produire un contenu qu’on rend à la société comme une sorte de document qui permet aux gens de s’améliorer, il faut le faire.
Interview réalisée par Salif D. CHEICKNA