Plaidoyer pour un autre traitement de la question de la citoyenneté en Côte d’Ivoire (2)

Une vue de la ville d'Abidjan
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Plaidoyer pour un autre traitement de la question de la citoyenneté en Côte d’Ivoire (2)

II. Aujourd’hui et demain : quelle politique de citoyenneté pour une Côte d’Ivoire apaisée ?


La carte nationale d’identité, en raison des enjeux électoraux, est devenue un objet de passion et de stress politique. Derrière la problématique de la délivrance de la carte nationale d’identité, il faut lire les vives tensions autour de la question du « qui est qui ?». En clair, qui est ivoirien et qui ne l’est pas ? Le gros problème de la Côte d’Ivoire est que d’un côté, il y a les textes, et de l’autre, les pratiques, qui sont souvent en totale opposition. Et ceux qui transgressent le plus facilement les textes sont ceux-là mêmes qui les ont adoptés ou qui sont chargés de les appliquer. Certains décident de ne pas les appliquer comme le veut la Loi. Ils les réinterprètent et/ou font usage des textes selon leurs intérêts du moment.

Dans les textes ivoiriens, est citoyen ivoirien celui dont au moins un des parents est Ivoirien, ou qui a été naturalisé, ou l’épouse étrangère d’un citoyen ivoirien. Jusqu’à ce qu’éclate la crise de 2002, seule l’épouse étrangère d’un Ivoirien pouvait acquérir automatiquement la nationalité ivoirienne, alors que ce n’était pas le cas de l’étranger qui épousait une Ivoirienne.
Mais, depuis les accords de Linas-Marcoussis de 2003, il y a désormais égalité. Jusqu’en 1972, tout étranger d’origine africaine qui naissait sur le sol ivoirien pouvait devenir automatiquement ivoirien. A condition que ses parents l’aient déclaré Ivoirien à sa naissance. C’était une sorte de droit du sol à la française, mais un peu tempéré par l’obligation de la déclaration préalable. Cette conception de la nationalité se rapprochait un peu plus de la conception française, celle du vouloir-vivre-collectif.

En 1972, le code de la nationalité a changé et, désormais, pour être Ivoirien, il faut naître d’un parent ivoirien. On penche un peu vers la conception allemande. Mais dans les faits, le principe de l’autochtonie et le nativisme survivent et résistent farouchement à l’application des textes. Le concept de l’ivoirité va renforcer cette résistance. Et les personnes régulièrement naturalisées continuent d’être vues et traitées comme étant des étrangers. Il y eut une période où celui qui ne parlait pas une langue qui pouvait être rattachée à l’un des groupes dits autochtones était d’emblée soupçonné d’être étranger. On ira plus loin en portant le soupçon sur ceux qui ne portaient pas des noms rattachables à une de ces ethnies, et même à accuser les personnes portant un certain type de vêtement de ne pas être totalement ivoiriennes. Et dans ce même élan, on ira jusqu’à déchirer les cartes d’identité ivoiriennes de ces personnes. Surdéterminé par le lien entre autochtonie, nationalité et citoyenneté politique, l’imaginaire populaire a alors du mal à reconnaître et à accepter le Stavinsky, le Dupont ou le Kaboré naturalisé ou dont la mère est ivoirienne, née elle-même d’un ou de deux parents ivoiriens. Cela a été source de grande frustration et même de crispation politique. Le coup d’Etat de 1999 a été perçu par de nombreux observateurs comme devant mettre un coup d’arrêt à l’ivoirité.

Dans un premier temps Robert Guéï, le chef de la junte qui dirige le pays, donne ce sentiment. Il accuse publiquement les députés d’avoir voté des lois qui ont divisé les Ivoiriens, et lors de son premier voyage au Burkina Faso, il déclare qu’il y a « des Burkinabé qui sont plus Ivoiriens que les Ivoiriens. »Mais dès que son ambition d’occuper le fauteuil présidentiel s’est précisée, il s’est coulé sans état d’âme dans le moule de l’ivoirité, accusant certaines personnes d’avoir une carte d’identité ivoirienne dans la poche droite, et une autre carte d’identité dans la poche gauche. Et le nativisme reprend ses droits avec toutes les conséquences politiques qu’il implique. Avec l’arrivée du pouvoir FPI en 2000, on assiste à un regain de l’autochtonie.

Le 29 mars 2003, une lettre anonyme publiée dans le quotidien Notre Voie, accusait une actuelle ministre de la République de n’être pas ivoirienne, parce que son nom de famille n’appartiendrait pas à une ethnie ivoirienne. Il y a eu plusieurs cas où, pour se voir délivrer une carte d’identité ou un passeport, il fallait parler la langue dont on se réclamait. Rappelons-nous aussi que le projet de loi présenté par feu le ministre de l’Intérieur Boga Doudou pour l’attribution de la carte d’identité exigeait le rattachement de la personne qui la demandait à un village ivoirien, comme du temps du Président Bédié. Et inévitablement, lorsque la guerre éclate en 2002, la première des revendications de nombreux rebelles fut le droit à la reconnaissance d’appartenance nationale ou le droit à la carte d’identité nationale.

Les discussions à Linas-Marcoussis ont tourné autour de cette question hautement sensible de la citoyenneté. Des ébauches de solutions ont été proposées. Cela devait passer par des lois. Ceux qui ont suivi les débats à l’Assemblée nationale retransmis en direct à la télévision ont vu avec quelle féroce énergie de nombreux députés se sont opposés à l’adoption des lois qui devaient étendre la nationalité ivoirienne à d’autres composantes de la population que celles dites autochtones. Au moment de l’établissement de la liste électorale avant les élections présidentielles de 2010, les vieux démons ont ressurgi. Il ne se passait pas un jour sans que certains journaux ne dénoncent une tentative de fraude dont les auteurs avaient presque tous des noms, comme on dit, « à consonance nordiste ».On a entendu des discours dans lesquels il était question de « désinfecter les listes électorales»,on a vu des magistrats radier des centaines, voire des milliers de personnes de ces listes, des personnes qui, toujours comme par hasard, ont également des noms à consonance dite nordiste. Nous voyons-là une crise de naissance de la nation ivoirienne.

Au cœur de cette crise se trouve un conflit de représentation et de respect du principe de la citoyenneté politique telle qu’elle apparaît dans la Loi. Nous avons dû subir une guerre après notre dernière élection qui opposait, comme certains ont essayé de le faire accroire, un représentant de l’autochtonie à un de l’allochtonie. Grave erreur et dangereux amalgame dont nous avons payé le prix en terme de déchirure sociale, en perte de vie humaine et en recul sur le plan des indicateurs du développement humain. Aujourd’hui nous parlons de réconciliation entre ces deux composantes de notre société qui, en maints endroits, continuent de se regarder en chiens de faïences. De toute évidence, nous sommes encore dans les douleurs de l’enfantement de la nation ivoirienne. Et pour faire advenir une société ivoirienne paisible, nous devons persévérer dans l’effort et être le plus autoréflexif possible. Et, pour ce faire, nous sommes à la croisée des chemins.

Nous avons le choix entre attendre que l’accouchement se fasse normalement, et cela peut être très long, ou le faire par césarienne. L’accouchement normal peut nous donner un monstre. On entend souvent dire que, de cette crise que nous continuons de vivre, naîtra la vraie nation ivoirienne. Oui, sans doute. Mais quelle nation ? Une nation fermée sur elle-même ou une nation ouverte? L’on devine aisément l’option qui a du sens pour les « semeurs d’avenir »que nous sommes. Seul le choix de l’ouverture maîtrisée nous permettra de survivre comme nation sans coût humain encore plus élevé ; de grandir comme nation moderne dans la tolérance et la reconnaissance mutuelle. Mais cela ne sera possible que parce que nous accepterons de débattre de cette question dans l’espace public. Cela ne sera possible que parce que nous aurons pris le courage de travailler socialement et politiquement à mettre fin aux diverses et subtiles formes de dénis de citoyenneté et des risques qu’ils font courir à la cohésion de la société ivoirienne. Cela ne sera envisageable que parce que par les Lois et les contraintes à leur respect, l’on aura créé un accord de sens partagé par tout le corps social sur les différents niveaux de la citoyenneté (politique, civique et sociale) ainsi que les droits et les obligations qu’ils confèrent à chaque niveau Et si la nation est ouverte, jusqu’où peut aller cette ouverture ?


III. Vers un autre traitement politique de la citoyenneté ?

Si nous ne voulons pas assister à la naissance d’un monstre, il nous faudra travailler politiquement à définir nous-mêmes quel type de nation nous voulons. Il est impératif que nous initiions un vaste débat autour de cette question, en tenant compte de notre histoire, mais aussi de la projection que nous avons de notre pays, dans son environnement immédiat et dans le concert des nations. Peut-on être dans un monde globalisé en se repliant sur soi ? Peut-on parler de panafricanisme en se recroquevillant sur soi ? Peut-on parler d’intégration africaine en pratiquant une politique d’exclusion d’une partie de sa propre population? Nous l’avons dit plus haut, l’histoire des peuples est en perpétuel mouvement. Sous la pression des migrations, elle ne peut être figée.

Nous ne pouvons pas arrêter l’histoire du peuplement de la Côte d’Ivoire à 1893 comme l’a fait le professeur Niangoran-Bouah. Jusqu’à la fin des temps, il y aura d’autres peuples qui viendront s’installer sur cette terre, et des peuples d’ici qui iront s’installer ailleurs. L’on ne peut guère empêcher les hommes et les femmes de s’aimer, de procréer et de générer du métissage génétique et culturel. Face à un monde qui fabrique des consciences métisses, l’idée de gouvernance basée sur la primauté de la race pure est socialement contre-productive et politiquement dangereuse. C’est même une marche à reculons. Il y a aujourd’hui des Français, des Américains, des Anglais qui s’appellent Dakoury, Sylla, Konan, Kouadio, etc. Il y a aussi des Ivoiriens qui s’appellent et s’appelleront Ouédraogo, D’almeida, Diop, Dupont, Roussin ou Hussein. L’histoire nous dit que les Akan sont venus de l’ancien royaume Ashanti de Kumasi ; ils se sont installés dans l’est de ce pays, puis au centre, et aujourd’hui, on les trouve à Guiglo, Danané, Tabou.

Demain, dans quelques décennies ou quelques siècles, des Baoulé pourraient se retrouver au Liberia et devenir une composante ethnique de ce pays. Il y a les Tounkara, Diabaté de Duekoué, les Sylla de Gagnoa, les Koulibaly d’Azaguié. Et c’est cela une Côte d’Ivoire riche de sa diversité, laquelle a toujours fait sa force et sa beauté. L’amour entre les Hommes est source de mutation génétique mais aussi de métissage culturel, de diversité sociale et donc d’obligation politique de reconnaissance de l’amplification de la différenciation au sein des nations. La grande difficulté pour initier un tel débat prospectif est qu’il est toujours vicié par les calculs électoralistes. Il ne fait pas de doute que l’ivoirité est née dans un premier temps de la volonté de certains de barrer la route à leur adversaire politique. Lors des débats à l’Assemblée nationale sur l’application des accords de Linas-Marcoussis en 2003, l’on avait entendu des députés entretenir la psychose du risque de donner la nationalité ivoirienne à des millions de Burkinabé qui n’auraient pas d’autre préoccupation que d’aller voter pour un certain adversaire alors politiquement redouté. Et lorsque l’on parlait de désinfecter la liste électorale, il ne s’agissait ni plus, ni moins, que d’éliminer les partisans du même adversaire. Aujourd’hui celui que l’on rejetait est devenu la pierre angulaire sur laquelle repose tout l’édifice de la nation ivoirienne.

Nous estimons que le moment est propice pour initier un tel débat d’où pourrait sortir la nouvelle nation ivoirienne apaisée. La Côte d’Ivoire est à un tournant important de son histoire. En ces moments où l’état et l’avenir de la société ivoirienne semblent contraindre à l’ouverture de débats prospectifs, nous voulons et entendons désormais être une force de réflexion et de proposition. Nous voulons être aux côtés de tous ceux, femmes et hommes, qui aspirent à améliorer la condition humaine en général et la société ivoirienne en particulier. Nous souhaitons éclairer et accompagner, à la lumière de nos idéaux progressistes, les évolutions sociales et sociétales, que nous appelons de tous nos vœux. C’est pourquoi nous estimons qu’il y a impérativement un chantier politique à ouvrir sur la question de la citoyenneté. Et sur ce chantier, la responsabilité de certaines personnalités et de certaines catégories sociales nous parait fondamentale.


À l’adresse du Président de la République

Monsieur le Président de la République. Vous avez déjà pris la courageuse décision d’inscrire la citoyenneté dans les programmes d’enseignement et de proposer un projet de loi sur la question de la nationalité. Mais nous vous demandons d’aller plus loin. D’une part, en insistant sur l’orientation inclusive et forcément de reconnaissance inclusive de la diversité qu’il faille donner à cette éducation civique ; d’autre part, en initiant un débat sur cette question cruciale au sein de la société, débat au terme duquel le Gouvernement devra envisager une politique de sensibilisation sur les trois niveaux de citoyenneté et les instruments légaux par voie de naturalisation qui offrent la possibilité de passer de la citoyenneté sociale et civique à la citoyenneté politique. Nous vous proposons aussi d’engager la révision des manuels scolaires dans le sens de la valorisation de la diversité sociale. Et nous nous engageons à vous aider dans sa réalisation.

À l’adresse des élus à l’Assemblée Nationale

A vous, élus de la nation, nous demandons d’avoir le courage et la force de débattre sereinement et dans une perspective inclusive de la citoyenneté au sein l’Assemblée afin qu’il en sorte une loi qui réponde aux aspirations profondes du peuple ivoirien qui, visiblement, voudrait lui aussi s’inscrire dans la modernité. En débattant de cette question et avant de légiférer, vous, les élus, devez toujours avoir présent à l’esprit que le repli sur soi est suicidaire pour tout peuple. Ne l’oublions jamais. La Côte d’Ivoire a connu ses moments de gloire et de prospérité lorsqu’elle était ouverte aux autres peuples. C’est lorsqu’elle a voulu se replier sur elle-même qu’elle a connu sa descente aux enfers. Votre sensibilité à ce sujet se mesurera à la promptitude avec laquelle vous adopterez aussi des Lois pour éradiquer les dénis de citoyenneté dont les risques pour une société profondément métisse comme la société ivoirienne sont grands.

À l’adresse du Ministère de l’éducation et des enseignants

La part des ministères publics en charge de l’éducation est centrale dans le projet de réinvention d’un autre imaginaire de la citoyenneté ivoirienne. Un imaginaire de la citoyenneté qui préserve du venin de la peur de l’autre qui n’est rien d’autre qu’un autre soi et en même temps source d’enrichissement mutuel. Car, toute différence assumée et bien vécue finit par être source de richesse à tout point de vue. Un imaginaire de la citoyenneté qui valorise et célèbre la diversité est porteur de l’idée de grandeur d’une nation qui veut traverser le temps en capitalisant ses acquis. Car, le jour où chaque Ivoirien apprendra à reconnaître la singularité de l’architecture sociale de notre pays, et l’assumera, le bond en avant que fera la Côte d’Ivoire sera inestimable.

La prophétie de l’hymne nationale se réalisera. Car ce sera un modèle à l’humanité. Pour arriver à un tel résultat qui n’est pas humainement hors de portée, le rôle donc de l’éducation est capital. Il suffit de le vouloir. Et dans cette transformation de nos idéaux en réalisations concrètes, le discours positif et constructif du maître tient une place importante. Que ce soit au niveau primaire, secondaire, universitaire. Il faut rêver d’un autre monde et enseigner le rêve d’un futur meilleur par la promotion d’une éducation inclusive portée par des Lois qui la favorisent. Tel doit être notre idéal à transmettre aux enfants et à la jeunesse qui représentent l’avenir de la nation. Cette tâche incombe aux enseignants.


À l’adresse des femmes et hommes de média

Le rôle néfaste de certaines presses dans la crise qu’a connue la Côte d’Ivoire a maintes fois été souligné. Nous demandons aux journalistes de prendre conscience de leur responsabilité dans la construction de la nation, d’être des ardents défenseurs d’une idée de citoyenneté plus inclusive et moins conflictuelle. En clair, accompagner cet idéal de citoyenneté inclusive afin qu’il devienne une réalité sociétale. Si nous le voulons, nous le pourrons.

Par l'Association Albert de NEEF

albertdeneef.association@yahoo.fr