Plaidoyer pour un autre traitement de la question de la citoyenneté en Côte d’Ivoire

Une vue des députés à l'Assemblée nationale
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Plaidoyer pour un autre traitement de la question de la citoyenneté en Côte d’Ivoire

Plaidoyer pour un autre traitement de la question de la citoyenneté en Côte d’Ivoire

Au risque d’une folklorisation du processus de réconciliation, la société ivoirienne éprouve de toute évidence beaucoup de mal à s’accorder sur ce sur quoi il convient de dialoguer. Or, si au cours de la phase posttraumatique, l’on ne veut pas s’arc-bouter, rien que sur les conséquences de la crise mais avant tout et surtout sur les causes profondes, l’on ne peut qu’admettre que ce qui a opposé et oppose encore les Ivoiriens, même si l’on semble observer une trêve sur la question, c’est bien l’absence de définition des contours de la citoyenneté. Dite de manière plus triviale les Ivoiriens sont confrontés à la problématique du « qui est qui ? et qui a droit à quoi ?» dans un contexte social de fort métissage culturel et un contexte économique de raréfaction des ressources. Pour avoir entretenu une confusion malsaine entre la réponse juridique à ces questions et les surinterprétations politiquement orientées des textes de Loi y relatifs, les Ivoiriens se sont massivement entretués plusieurs fois. Et avec un nombre de morts toujours en croissance. Raison pour laquelle, placer aujourd’hui cette question de la citoyenneté au cœur du dialogue, rechercher le consensus sur une telle problématique, c’est affronter l’essentiel de ce qui divise le corps social et qui ne permet pas de «faire société».

La question de la citoyenneté est importante en ce qu’elle est assurément à la base de la longue crise que connaît le pays depuis la mort, il y a de
cela 20 ans cette année, de celui qui en fut le premier président. La question est importante en ce que les Ivoiriens n’ont, après maintenant 53 ans d’indépendance, pas encore été en mesure de définir qui est citoyen ivoirien. Peut-on alors parler de nation lorsque l’on ne sait pas de qui se compose cette nation ? En tant qu’Association philanthropique, philosophique et progressive travaillant aussi à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’Humanité, l’Association Albert de Neef prend l’initiative de revenir sur la question. Nous avons choisi de traiter la question sous l’angle du processus qui a conduit à la crise de naissance d’une nation, la nation ivoirienne, mais aussi de la façon dont nous devons aborder désormais cette problématique de la citoyenneté afin de garantir un vivre-ensemble durable.

Rappelons pour commencer qu’aucune nation n’est à l’abri de telles crises de citoyenneté. Même les vieilles nations et les veilles démocraties s’y trouvent encore confrontées. Avant toutes choses, il est important que nous nous entendions sur le sens des mots nation et citoyenneté. Deux théories de la nation se côtoient dans l’histoire: l’allemande et la française. Pour les penseurs allemands, la nation se caractérise par la communauté de langue, de culture, d’origine, de religion, d’histoire et même de race. Forment donc une nation des personnes ayant en commun une même langue, une même culture, une même histoire, une même religion. A cette théorie s’oppose celle des penseurs français influencés par la Révolution de 1789, pour qui la nation se caractérise par «un vouloir vivre ensemble collectif.» Selon cette définition, forme une nation un ensemble de personnes pouvant avoir des origines diverses, des religions différentes, des couleurs différentes, des cultures différentes, mais animées d’une volonté de vivre ensemble. De ces deux conceptions de la nation, découlent les différents droits qui confèrent la nationalité à un individu. Dans la conception française, le fait de naître sur le sol français pouvait conférer automatiquement la nationalité française, ce que l’on a appelé le droit du sol. Tandis que chez les Allemands, il faut naître d’un Allemand pour être allemand, ce que l’on a appelé le droit du sang. Mais cette conception allemande rigide de la nationalité n’a pas résisté au temps. Le dernier amendement à la Loi sur la nationalité du 1er janvier 2000 - déjà plus souple que l’ancienne législation sur la nationalité - entré en vigueur le 28 Août 2007 s’est fait plus réaliste en tenant compte de l’évolution d’un monde qui change. Au-delà de la filiation, la législation sur la nationalité allemande intègre désormais le principe de l’octroi de la nationalité allemande à un enfant de parents étrangers, l’adoption par un Allemand et la possibilité de naturalisation des étrangers, le tout à certaines conditions.

Grande avancée dans un pays resté pendant longtemps fermé au jus soli. Une autre confusion qui mérite d’être relevée est la confusion entre citoyenneté et nationalité. L’on peut être citoyen sans être un national. La citoyenneté se décline à trois niveaux. Le premier niveau est celui de la citoyenneté civique selon laquelle l’individu dont la présence sur un territoire donné est reconnue par l’Etat, étranger ou non, mérite la protection civile de l’Etat et en retour est soumis à l’obligation de respect des lois qui régissent les relations humaines dans le pays considéré. Tout citoyen civique est aussi un citoyen social. D’autant qu’il contribue à la création de la richesse dans le pays et est censé également profiter équitablement de sa répartition notamment à travers les services sociaux de base. Et c’est cela, le second niveau.

La citoyenneté politique, troisième niveau, est quant à elle corrélée avec la nationalité. Etre citoyen politique signifie donc que l’on fait partie d’un corps politique qui est l’Etat, peu importe que cela se soit fait par le droit du sol ou du sang, que l’on a des droits et des devoirs dans ce corps politique. Etre citoyen signifie aussi que l’on est détenteur d’une partie de la souveraineté politique. C’est l’ensemble des citoyens politiques qui, par le vote, choisissent les gouvernants. Ces définitions étant données, nous allons voir en première partie, comment, en Côte d’Ivoire, sommes-nous en train de vivre une crise de naissance de la nation ivoirienne. Comment, pouvons-nous évoluer vers une articulation plus harmonieuse et moins confligène des formes de citoyenneté ? Cette question constitue l’épine dorsale de la deuxième partie de cette réflexion.

I. État des usages de la citoyenneté dans la nation ivoirienne

Les historiens nous apprennent que les principaux groupes ethniques qui peuplent la Côte d’Ivoire aujourd’hui sont venus d’ailleurs. C’est-à-dire des pays qui nous entourent. Le groupe Krou serait venu du Liberia, le groupe Akan du Ghana, le groupe Mandé du Mali et de la Guinée, et le groupe Gur du Burkina Faso, anciennement appelé Haute-Volta. Est-ce à dire que par un incroyable hasard, ce territoire que l’on appelle aujourd’hui la Côte d’Ivoire s’est trouvé totalement vide à un moment donné de son histoire ? Dans son dernier roman, « Quand un homme refuse il dit non», qu’il n’avait pas achevé avant de mourir, Amadou Kourouma avance la thèse que ce territoire avait été peuplé d’abord par ceux que l’on appelle les pygmées. Il est vrai que toutes nos légendes parlent de ces petits hommes qui auraient peuplé nos terres il y a de cela très longtemps. Hérodote et plusieurs autres historiens de l’antiquité qui avaient visité le continent africain, il y a de cela des millénaires, parlaient des pygmées comme étant les premiers occupants de l’Afrique noire. Il n’empêche que certains groupes ethniques ivoiriens revendiquent aujourd’hui le fait de n’être venus de nulle part, et d’être de ce fait les premiers habitants de ce pays. Ce que l’on peut dire, est que depuis toujours, les hommes se sont déplacés d’un endroit à un autre, pour des raisons économiques ou politiques, volontairement ou sous la contrainte. Que les pygmées qui se trouvaient en Afrique de l’ouest aient migré vers l’Afrique centrale, où on les trouve aujourd’hui, est une possibilité. Qu’ils se soient mélangés à d’autres peuples venus les trouver en est une autre.

Cette migration des hommes n’est pas prête de s’arrêter. Il n’y a pas longtemps, l’on a connu en France des ministres qui s’appelaient Ramatoulaye Yade, Rachida Dati ou Koffi Yamgnane, de même que des députés européens qui s’appelaient Fodé Sylla par exemple. Le Gouvernement de Letta en Italie vient de donner à ce pays son premier ministre noir et de surcroît une femme, en la personne de Cécile Kyenge, d’origine congolaise. Il y a quelques siècles, tout le continent américain n’était peuplé que de ceux que l’on appelle « Indiens » ou «Amérindiens.» Aujourd’hui il y a des Blancs d’origine européenne, des Noirs d’origine africaine, des Jaunes d’origine asiatique sur ce continent. Alors, pour ce qui est de la Côte d’Ivoire, on peut dire que, depuis toujours il y a eu des mouvements de populations, certaines arrivant, d’autres s’en allant ailleurs, il y a eu des assimilations de population par d’autres, et ainsi de suite. Ce que l’on peut dire de façon certaine, est que lorsque le colon fixait les limites de ce qui est aujourd’hui la Côte d’Ivoire, les différents groupes ethniques que l’on compte aujourd’hui étaient pour la plupart déjà installés. Mais notre territoire, ne l’oublions pas, a connu des modifications dans ses limites. Il y eut une période où, pour des raisons économiques, une partie de ce que l’on appelle aujourd’hui le Burkina Faso fut rattachée à la colonie de Côte d’Ivoire en 1934, avant d’en être détachée en 1947. C’est avec la colonisation que l’idée d’une nation ivoirienne va commencer à prendre forme, mais avec un cheminement particulier.

Dans les années trente, une association baptisée ADIACI (Association pour la défense des intérêts des autochtones de Côte d’Ivoire) voit le jour. Le nom de cette association indique clairement qu’elle s’est créée, par opposition aux ressortissants d’autres pays. La notion  d’autochtonie est ainsi clairement posée. Il y a un peuple qui se qualifie d’autochtone, en opposition à un autre que l’on appellera « étranger ». Qui est l’autochtone ? Qui est l’étranger? Il s’agissait surtout à cette époque des Sénégalais et Dahoméens qui occupaient des postes dans l’administration. L’étranger était clairement identifié. Il venait d’un autre territoire que celui de la Côte d’Ivoire. En 1958, il y eut la chasse aux Dahoméens. Après l’indépendance, l’une des tâches auxquelles s’est attelé le nouveau pouvoir a été de former une nation à partir des différents peuples qui vivaient sur le territoire du nouvel Etat, et qui pour la plupart, ignoraient totalement l’existence de l’autre. On peut imaginer qu’en 1960, avec les moyens de communication dont nous disposions, et compte tenu de l’état des routes, il y avait certainement de nombreux Lobis qui ignoraient complètement l’existence des Kroumen et vice-versa. La gageure pour les autorités fut de faire comprendre aux Lobis de Doropo que leur destin se conjuguait désormais avec celui des Kroumen de Tabou, dont ils ignoraient probablement l’existence, et non plus avec les Lobis qui se trouvaient de l’autre côté de la frontière que les colons avaient tracée sans leur demander leur avis. Il en était de même pour les Kroumen de Côte d’Ivoire qui ne devaient plus être frères avec les autres Kroumen du Liberia.

La tâche, il faut le reconnaître, n’était pas des plus aisées. Y sommes-nous parvenus ? Apparemment non. Parce qu’après le décès d’Houphouët-Boigny, va apparaître le concept d’ivoirité. Beaucoup de choses ont été dites sur ce concept. Etait-il diviseur ou fédérateur? Tout et son contraire a été dit sur ce concept, la plupart du temps par ses propres initiateurs et théoriciens. Ainsi, en 1996, le professeur Saliou Touré, à l’époque ministre de l’enseignement supérieur donnait cette définition de l’ivoirité: « Contrairement à certaines opinions, l’ivoirité n’est ni le fruit d’un sectarisme étroit, ni l’expression d’une certaine xénophobie ; elle est la synthèse parfaite de notre histoire, l’affirmation d’une manière d’être originale, bref un concept fédérateur de nos différences. » De son côté, M. Benoît Sacanoud, président de la CURDIPHE, (cellule universitaire chargée de véhiculer les idées du président d’alors, Henri Konan Bédié), définissait ainsi l’ivoirité : « l’ivoirité, c’est ce lien essentiel qui se tisse au fil du temps entre notre pays et la manière dont chacun y vit et travaille, mais aussi un message de fraternité et de progrès pour réussir une intégration régionale économique profondément humaine.» Vue sous cet angle, l’ivoirité est, pourrait-on dire, inattaquable. Cependant le professeur Niamkey Koffi déclarait : « pour construire un NOUS, il faut le distinguer d’un EUX. Il faut parvenir à établir la discrimination NOUS / EUX d’une manière qui soit compatible avec le pluralisme
des nationalités.» Ces citations sont tirées des « Actes du forum de la Curdiphe du 20 au 23 mars 1996.» C’est lorsque l’on parle de NOUS et de EUX que les choses se corsent. Qui est NOUS, et qui est EUX? Le professeur Niangoran-Bouah donne durant ce même forum ces précisions : « l’ivoirité, c’est l’ensemble des données sociohistoriques, géographiques et linguistiques qui permettent de dire qu’un individu est citoyen de Côte d’Ivoire ou Ivoirien. Ce terme peut aussi désigner les habitudes de vie, c’est-à-dire la manière d’être et de se comporter des habitants de Côte d’Ivoire, et enfin, il peut aussi s’agir d’un étranger qui possède les manières ivoiriennes, par cohabitation ou imitation. L’individu qui revendique son ivoirité est supposé avoir pour pays la Côte d’Ivoire, être né de parents ivoiriens appartenant à l’une des ethnies autochtones de la Côte d’Ivoire.Les critères d’appartenance à un pays : Etre originaire du même pays, c’est-à-dire descendre des mêmes ancêtres fondateurs des différentes provinces du pays. Avoir comme langue, l’une des langues des cinq grands groupes ethnolinguistiques existants. Ce sont : le Twi des Akan ; le Mandé-Tan des Malinké et Bambara ; le Mandéfou des Dan ; le Sienefo ou Sienafo des Gur (Senoufo, Lobi, Dagri) ; le Magwé des Krou. Avoir les mêmes habitudes de vie (culturelle et civilisation) Partager le même vécu socioculturel (avoir le même chef et être soumis aux mêmes lois.) Tous ceux qui remplissent ces critères sont des Ivoiriens de souche.»

Plus loin, le professeur Niangoran-Bouah regroupe les ancêtres des Ivoiriens en deux catégories: les autochtones à origine mythique, et les autochtones sans origine mythique. Il y a ceux qui sortent d’un trou, ceux qui descendent du ciel et ceux dont on ne sait pas trop d’où ils sortent, mais qui sont quand même Ivoiriens. Et le professeur conclut ainsi : « d’après ce tableau, le 10 mars 1893, au moment où la Côte d’Ivoire naissait, les ancêtres de tous les grands groupes ethniques étaient déjà en place ; ils viennent de nulle part d’autre que du sol, de l’eau et de l’espace aérien de leur pays d’aujourd’hui.»

La nation ivoirienne, selon cette définition nativiste tend à s’apparenter à la définition allemande qui fait appel à une identité de culture, d’histoire, d’origine. N’appartiennent donc à la nation ivoirienne que les descendants des autochtones tels que définis par le professeur Niangoran-Bouah. C’est-à-dire que ceux qui sont venus s’installer sur ce territoire après 1893 ne sauraient appartenir véritablement à la nation ivoirienne. Nous avions dit plus haut que de 1934 à 1947, le colonisateur avait rattaché une partie de l’actuelle Burkina Faso à la colonie de la Côte d’Ivoire, pour pouvoir faire faire venir de la main - d’œuvre du nord. Et c’est dans ces années -là que l’ADIACI a vu le jour. On peut donc supposer qu’elle avait été créée aussi en réaction à l’arrivée massive de ces personnes que l’on employait dans les plantations et qui contribuaient pourtant à créer la richesse.

L’ivoirité, quelles que soient les justifications qu’on lui a données plus tard, a véritablement consacré la fracture de la Côte d’Ivoire et l’arrêt de la construction de la nation. Parce que les deux conceptions de la nation, la néoallemande et la française se sont violemment heurtées, sans que l’on puisse dire laquelle l’a emporté. Les uns voudraient absolument lier l’idée de nation à ce que l’on appelle la nativité et l’autochtonie, en rattachant à la catégorie des allogènes (étrangers) tous ceux qui, par leur culture ne leur ressemblent pas, c’est-à-dire les populations Malinké et Lobi de Côte d’Ivoire, que le professeur Niangoran-Bouah avait pourtant classées parmi les vrais Ivoiriens.

Les autres privilégiaient le vouloir vivre collectif véhiculé et expérimenté de 1960 à 1993, à travers le projet de création de richesse pour l’avènement d’une « Côte d’Ivoire moderne et modèle », « patrie de la vraie fraternité », telle que le rêvait le père de l’indépendance Félix Houphouët-Boigny et telle que traduit dans l’hymne nationale. Dans les imaginaires sociaux, aucune des deux conceptions de la nation n’a pour le moment triomphé. Et depuis 1999, nous assistons à une sorte de mouvement de balancier. Selon les intérêts politiques du moment, les tenants du pouvoir penchent vers l’une ou l’autre des deux conceptions de la nation. Raison pour laquelle, depuis le retour du multipartisme, l’on assiste à des polarisations politiques réversibles et confligènes. Avant l’élection présidentielle de 2010 par exemple, nous assistions à un affrontement entre les deux conceptions. Cet affrontement a-t-il pris fin ? L’on peut en douter.

Dans ces conditions, pouvons-nous continuer à nous taire sur cette question confligène, cette bombe à retardement de la citoyenneté ? Assurément non. Car, tant qu’elle n’est pas abordée frontalement, elle sera source de mort massive. Mais, si l’on convient d’en parler, comment pouvons-nous et devons-nous l’aborder?

Par l’Association Albert de NEEF

albertdeneef.association@yahoo.fr