CECITE DES RIVIERES: QUAND LES MOUCHERONS MENACENT LES POPULATIONS D’AMELEKIA

Une vue d'un cours d'eau
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Une vue d'un cours d'eau

CECITE DES RIVIERES: QUAND LES MOUCHERONS MENACENT LES POPULATIONS D’AMELEKIA

CECITE DES RIVIERES: QUAND LES MOUCHERONS MENACENT LES POPULATIONS D’AMELEKIA

Maladie presque disparue dans le pays rural de Tahakro dans la sous-préfecture d’Amélékia, l’onchocercose ou la cécité “des rivières” menace à nouveau les populations de cette cité, grenier de la banane plantain du département d’Abengourou. Avant le coup d’État de 1999, la vallée du fleuve Comoé faisait l’objet d’une surveillance très stricte.

Le soleil achève lentement sa course dans le ciel de Tahakro, au bord du fleuve Comoé dans la sous-préfecture d’Amélékia. Ce vendredi de juin, il est un peu plus de 17 heures. La plupart des paysans sont de retour des champs. C’est la saison des pluies, mais ce soir aucun nuage à l’horizon. Certains hommes ont choisi de se réunir autour du vin de palme, le traditionnel "Bangui", sous les vérandas, quand d’autres préfèrent partager le précieux breuvage en plein air, ou au milieu de la cour.

On devise. Les sujets de conversation tournent autour de la pénible journée de travail. Qui s’achève tout aussi péniblement, par le fait de nombreux moucherons qui n’arrêtent pas de piquer. Les femmes qui se pressent de mettre la dernière main au repas du soir n’en sont pas épargnées. Même pas les enfants qui jouent au football dans les différentes ruelles du village. C’est à l’aide de chasse-mouches que chacun des habitants de ce village a fini par se confectionner que les villageois tentent d’éloigner ou de tuer ces bestioles qui perturbent leur tranquillité.

Lorsqu’ils n’arrivent ni à tuer, ni à faire fuir ces moucherons, les villageois se résignent à subir les piqûres de ces petites bêtes sur les parties dénudées de leur corps et à s’acharner à calmer les douloureuses démangeaisons qui s’en suivent et…occasionnant des saignements.

Chaque jour que Dieu fait, c'est cette souffrance qui est infligée aux populations du pays rural de Tahakro. Lequel comprend les villages de Tahakro, Anougbakro, Elinso, Améakro et les campements de Konan konankro, N’dri kouassikro, Sialoukro et Koffikro. Selon ces populations, ce sont les matins et surtout les après-midis entre 16h et 18h, que des nuées de moucherons assiègent les villages.

“Dans tous les cas, ces bestioles peuvent se retrouver parfois à plus de 50 sur une seule partie dénudée de votre corps”, témoigne Tanoh N’Da du village de Tahakro. Qui souligne que, quelquefois, ces moucherons empêchent les paysans de travailler correctement  dans leurs exploitations agricoles ou de se livrer convenablement à la pêche sur le fleuve Comoé. “Les moucherons sont plus nombreux dans les forêts et au bord du fleuve, qu’au village”, soutient un chasseur.

Le comble c’est que, selon les populations, ces insectes nuisibles, ces empêcheurs…de travailler tranquillement, infestent la région sur toute l’année. Mais, c’est particulièrement pendant la crue du fleuve Comoé, de juillet à septembre, période favorable à l’éclosion des mouches simulies, les vecteurs de l'onchocercose, que ces moucherons sont les plus nombreux.


Fortes potentialités économiques

Le pays rural de Tahakro est une région pourvoyeuse en café, cacao, palmier à huile,hévéa. Ainsi que des produits vivriers comme l’igname, le manioc, le taro, le maïs, le riz, etc. Tahakro justifie sa vocation agricole par ses grandes plantations villageoises de banane plantain qui s’étalent à perte de vue. Naturellement, un tel potentiel ne peut qu’attirer les nombreuses commerçantes qui viennent de tout le département d’Abengourou, d’autres grandes villes du pays, et même d’autres contrées pour s’approvisionner.

Dire de Tahakro qu’il est le grenier de la banane plantain, denrée alimentaire très prisée par les populations ivoiriennes, pour la région du moyen Comoé, n’est donc pas une réputation surfaite. “Chaque semaine, ce sont plus de 20 camions de 10 tonnes, chacun, qui sortent de la localité. Cela représente plus de 200 tonnes de bananes”, affirme le chef du village d’Améakro, Nanan Kanga Fils Nazaire. Propos que confirme d’ailleurs le sous-préfet d’Amélékia, M. Paha Timothée.

Dans cette localité, les activités agricoles génèrent des richesses, qui ont permis à plusieurs planteurs de réaliser des habitations en dur. L’architecture et le confort de certaines maisons du pays rural de Tahakro n’ont rien à envier à ceux de certaines villas de haut standing des quartiers chic d’Abidjan.

Les potentialités agricoles, ici, sont si prometteuses que les populations --en son temps, elles avaient déserté la région pour cause de "cécité des rivières"--commencent à revenir de leur exode. On le devine aisément, à cause des nombreuses chances de réussite que leur offre la région.

Un entêtement à vivre dans un environnement infesté ? Pas du tout, si l’on en croit certaines personnes à Tahakro. Qui n’hésitent pas à expliquer les différentes réalisations dans le village par le succès de la lutte contre l’onchocercose dans la sous-préfecture d’Amélékia.

En effet, ces mesures sanitaires sont non seulement à la base de la croissance économique qu’a connue cette région de 1985 à 2002, mais aussi  ont favorisé la création d’un centre de santé, tout comme elles ont permis l’extension de l’école primaire de Tahakro, bâtie depuis 1957.

On indique par ailleurs, que l’avènement d’un quartier résidentiel pour accueillir les fonctionnaires affectés dans la capitale de ce pays rural, est également le fait de la lutte contre l’onchocercose. Aujourd’hui,  ce sont tous ces acquis qui sont menacés par la réémergence de la "Cécité des rivières", ces dernières années à Tahakro.

Qu’est-ce qui a donc bien pu se passer, pour que le succès réalisé dans la lutte contre cette maladie handicapante soit sérieusement remise en cause ?


L’impact de l’instabilité politique

Avec l’instabilité politique, qui s’est installée en Côte d’Ivoire depuis 1999, la lutte contre l’Onchocercose ou “Cécité des rivières ” ne semble plus être une priorité pour les différents gouvernements qui se succèdent. Les traitements aériens aux pesticides, qui avaient lieu dans les vallées du fleuve Comoé contre les mouches simulies (vecteur de l’Onchocercose) sont suspendus. Depuis des années.

“Depuis 1998 que je me suis installé au village, je n’ai jamais aperçu ici les hélicoptères qui traitaient les vallées du fleuve Comoé”, soutient le président des jeunes de Tahakro, M. Enoukou Aka François dit Benjamin. Pire, ajoute-t-il, l’opération de distribution des comprimés préventifs que sont l'ivermectine ou le Mectizan ne se fait plus de façon régulière. La région est donc sans surveillance sanitaire.

A la question de savoir, comment, dans ces conditions, les populations se protègent-elles contre l’onchocercose, Enokou François lance, machinalement, que “chacun veille sur lui-même pour ne pas être exposé aux simulies”. D’une piqûre sur le pied gauche, un moucheron passant par-là lui démontrera que ces précautions sont insuffisantes.

C’est que Bouaké, base du Programme de lutte contre l’Onchocercose, est devenu le fief de la rébellion armée, depuis la crise militaro-politique du 19 septembre 2002. Résultat: l’Opération de distribution du Mectizan en direction des zones de la Côte d’Ivoire confrontées à l’Onchocercose connaît de sérieuses perturbations.

Ce qui ne favorise, naturellement pas, l'administration de l'ivermectine ou le Mectizan, pour paralyser les microfilaires, pour le détruite ensuite dans les ganglions lymphatiques. Ce que confirme M. Angoua Anougba Damase, un ex-employé de la Sodeci, installé dans son village Anougbakro depuis 1992. “Quand je prends les comprimés ma vue s’améliore”.


Quand les terres bien arrosées deviennent un mal

Détail important. Le programme de lutte contre l'onchocercose (OCP) --lancé par l'Organisation mondiale de la Santé en 1974 avec le parrainage de la Banque Mondiale et le Programme des Nations Unies pour le développement et l'organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'Agriculture-- a pris fin depuis décembre 2002.

En termes clairs, c’est donc trois mois avant la fin du programme que la guerre a éclaté en Côte d’Ivoire. De sorte que,  de septembre 2002 à janvier 2005, “nous n’avons eu qu’une seule prise de médicament. Alors qu’il faut normalement deux prises. Soit une tous les 6 mois”, confie M. Koffi Bénié Félix, du village d’Améakro, par ailleurs président du comité de gestion santé du pays rural de Tahakro (Coges).

L’infirmier du centre de santé de Tahakro, M. Soro Nazéténé, lui, se veut plus précis, révélant que ce sont en tout 13046 comprimés qui ont été distribués à 4372 personnes. "Ces comprimés sont administrés en fonction de la taille des malades. Ce qui donne une posologie qui se situe entre 1 et 4 comprimés par prise “Or, nous avons reçu 19.000 comprimés pour 5212 recensés”, ajoute-t-il.

En clair, cela fait plusieurs années que la localité de Tahakro et ses villages satellites forts d’environ dix mille habitants, sont sans surveillance sanitaire en ce qui concerne la lutte contre l’Onchocercose. Alors qu’il faut “théoriquement entre 2000 et 2500 piqûres par jour et cela pendant 3 ans de suite, pour faire la maladie”, selon les spécialistes.”

Selon les  villageois, l’échantillon de 5212 personnes recensées officiellement pour la prise des comprimés ne reflète pas le nombre exact des populations menacées par la “Cécité des rivières”.

En réalité, les femmes enceintes et les enfants ne sont pas pris en compte dans ce calcul. Car, ils ne prennent pas les médicaments. En plus de cela, il se trouve que plusieurs personnes refusent de prendre les médicaments, sous prétexte que la prise de ces comprimés est suivie de certains effets secondaires.

En effet, il est établi que, lorsqu’une personne est infestée par les microfilaires, celle-ci fait des réactions lorsqu’elle prend les médicaments. Ces effets secondaires se traduisent par des œdèmes sur des parties du corps. De sorte que le malade est contraint de rester au lit pendant plusieurs jours.

Ce que n’admettent pas les villageois, qui n’ont pas la même interprétation de cette incapacité temporaire. Pour eux, garder le lit pendant quelques jours signifie perdre des jours de travaux champêtres.

Aujourd’hui, sans protection depuis des années du fait de l’arrêt ou de la suspension des différents programmes de lutte contre l’onchocercose en Côte d’Ivoire, la population du pays rural de Tahakro commence à subir les effets dévastateurs des attaques répétées des  mouches simulies.

Le programme fut un succès

Et pourtant, ces différents programmes avaient suscité, après plusieurs années de lutte, beaucoup d’espoir dans cette région où, il  y a une vingtaine d’années, les aveugles et les voyants ne se comptaient plus. Tant et si bien que certains habitants avaient fini même par croire qu’une malédiction s’était abattue sur la localité.

Or, avant le coup d’Etat de décembre 1999, la vallée du fleuve Comoé faisait l’objet d’une surveillance sanitaire très stricte. Les différents programmes de lutte contre l’Onchocercose fonctionnaient à merveille.

Le Programme nationale de lutte contre l’onchocercose, élaboré en 1994 sous la dénomination “Programme de lutte contre l'Onchocercose, la Trypanosomiase et la Bilharziose” intégré au cadre du processus de dévaluation du programme Ocp a porté ses fruits. Les différents objectifs de ce programme visaient à contrôler et maîtriser la recrudescence de l'Onchocercose. Résultat, la “Cécité des rivières” avait presque disparu du pays rural de Tahakro. Le nombre d’aveugles/non-voyants avait largement diminué dès la mise en œuvre des programmes de lutte.


Les regrets des populations

Plusieurs années sans surveillance épidémiologique de la maladie et traitement des vallées du fleuve Comoé, le constat est triste dans la sous-préfecture d’Amélékia. La maladie gagne du terrain. Les mal-voyants ne se comptent plus dans la localité. “En tout cas,  sans exagérer, je peux affirmer que le tiers de la population a des troubles de vue”, affirme le président des jeunes du village d’Elinso M. Kouadio Assouman.

L’absence de chiffres officiels ne permet toutefois pas de confirmer l’information. Cependant, on peut affirmer qu’ils sont plusieurs centaines de personnes provenant des villages d’Améakro, Elinso I et II Tahakro, Anougbakro et des campements de Konan Konankro, N’dri kouassikro, Sialoukro et Koffikro qui ont indiqué, courant juin dernier, souffrir de maux d’yeux.

S’agissant des cas de cécité, les statistiques auxquelles se réfère le président du comité de gestion de santé, M. Koffi Bénié Félix, dans le pays rural de Tahakro, indiquent qu’à ce jour, plus d’une centaine de personnes a perdu la vue dans la localité.

Aujourd’hui, la préoccupation à Tahakro et ses villages satellites est de savoir comment pouvoir pleinement prendre part au développement de la région, si les bras valides que sont les jeunes sont menacés gravement par la cécité ?

Surtout qu’après la guerre, chaque région doit désormais compter sur ses ressources économiques et humaines pour construire sa localité, notamment à travers les Conseils généraux, lorsque sonnera l’heure de la reconstruction.

Certes, pour l’heure la tendance n’est pas à un exode massif de la population jeune vers d’autres contrées du pays moins exposées à cette maladie endémique. Néanmoins, selon les villageois, plusieurs jeunes ont quitté et continuent de partir du pays rural de Tahakro village, pour éviter d’être frappés par la “Cécité des rivières”. “Si vous êtes aveugle, vous n’êtes plus productif pour la société et devenez une charge pour les autres”, souligne le président des jeunes d’Anougbakro M. Edoukou N’dri.

Il cite l’exemple d’un non voyant de son village qui demeure sans femme et sans enfant. Son unique frère qui était, instituteur et qui prenait soin de lui, depuis des années, est décédé l’année dernière. « Aujourd’hui, n’eût été la solidarité dont font montre les villageois et leur chef, ce monsieur mourait de faim », rapporte Edoukou. En effet, “la cécité est une maladie qui empêche de se livrer pleinement à des activités champêtres et domestiques.

L’onchocercose est l’une des entraves qui fait que nos enfants restés en ville ne se bousculent pas pour venir au village ” soutient, pour sa part, M. Kouao Ehouman Ago.

Aujourd’hui, les populations de Tahakro et de ses villages satellites ne savent plus où donner de la tête, pour trouver une solution à la réémergence de l’Onchocercose; cette maladie qui a longtemps constitué un obstacle sérieux au peuplement et au développement économique et social de la région.

Le souhait de cette population est donc de revoir le programme national de lutte contre l’Onchocercose. Comme par le passé. Il s’agit, notamment, de la reprise des traitements aériens des vallées du fleuve Comoé et les forêts environnantes. Ainsi que de la distribution gratuite des comprimés préventifs.

Mais en attendant, “il faut que tout soit fait afin que nous puissions recevoir la deuxième prise des Mectizan, précisément celle de l’année 2005 qui normalement doit avoir lieu en juillet”, a lancé comme un cris de cœur, le chef du village de Tahakro M. Niamien Kouamé.


Théodore Kouadio
Envoyé spécial à Amélékia