Egypte: "La situation rappelle à la Turquie de mauvais souvenirs"

Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, à Ankara en février 2011
Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, à Ankara en février 2011
Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, u00e0 Ankara en fu00e9vrier 2011

Egypte: "La situation rappelle à la Turquie de mauvais souvenirs"

Egypte: "La situation rappelle à la Turquie de mauvais souvenirs"

Depuis la destitution du président islamiste Mohamed Morsi par l'armée égyptienne et une coalition de forces politiques, civiles et religieuses, la Turquie soutient la légitimité du président déchu. Lundi 8 juillet, le ministre des affaires étrangères turc, Ahmet Davutoglu, a condamné le "massacre" de manifestants pro-Morsi et appelé à une normalisation du processus de démocratisation qui respecte la volonté du peuple égyptien. "L'Egypte représente l'espoir des aspirations montantes à la démocratie au Moyen-Orient, et la Turquie sera toujours solidaire du peuple égyptien", a-t-il précisé.

Vendredi, le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a condamné l'intervention militaire en Egypte comme une "atteinte à la démocratie", mais aussi l'hypocrisie des pays occidentaux, qui n'ont pas qualifié de coup d'Etat la déposition de Morsi. "Ceux qui comptent sur leurs armes, ceux qui comptent sur la puissance des médias ne peuvent pas bâtir la démocratie (...) La démocratie peut seulement se bâtir dans les urnes", a déclaré M. Erdogan, qui avait tissé des liens amicaux avec Mohamed Morsi.

Jean Marcou, spécialiste de la Turquie, analyse la position des autorités turques et les points qui font débat en Turquie au regard des événements en Egypte.

Comment la Turquie appréhende-t-elle la crise politique que traverse l'Egypte ?

Les autorités turques dénonçent fortement ce qui se passe en Egypte comme une intervention militaire et un coup d'Etat. Le gouvernement turc s'inscrit dans une position de défense de la légitimité en Egypte. Le premier ministre, Erdogan, a ainsi appelé le "pseudo nouveau gouvernement" à "redonner une position officielle à Mohamed Morsi et à son parti". Les différentes forces politiques ont aussi réagi de façon critique et mesurée : au Parlement, les quatre partis politiques représentés (l'AKP au pouvoir, les kémalistes du CHP, les nationalistes du MHP et les Kurdes du BDP) ont unanimement condamné la destitution du président Morsi.

Erdogan reproche également à l'Union européenne de tolérer ce coup d'Etat en Egypte, alors qu'elle a repoussé, à la fin juin, l'ouverture du chapitre 22 des négociations d'adhésion de la Turquie à l'UE à la suite des troubles politiques dans le pays.

C'est une réaction politique car le gouvernement du parti islamiste de l'AKP est inquiet de perdre un allié dans la situation régionale actuelle, notamment sur la crise syrienne. C'est aussi une réaction économique car les relations entre l'Egypte et la Turquie sont devenues importantes. Les autorités turques estiment que les relations avec le nouveau gouvernement égyptien ne seront pas aussi bonnes qu'avec le président Morsi.

L'histoire des rapports entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire en Turquie influe-t-elle sur le débat qui a cours en Turquie au sujet de l'Egypte ?

Oui, il est d'ailleurs intéressant de voir comment les différents pays réagissent à la situation en Egypte en fonction de leur vécu. Le débat qui a cours au sein de la société égyptienne – à savoir si l'armée a fait un coup d'Etat ou si elle s'est posée en garante de la nation et d'un processus révolutionnaire – trouve un écho en Turquie. L'immixtion de l'armée dans le processus politique est vue comme une chose inquiétante en Turquie car l'armée est intervenue régulièrement dans le processus démocratique : dans les années 1950, en 1960, 1971, 1980 et 1997.

La Turquie a connu des coups d'Etat en 1960 et 1980 avec, dans ce dernier cas, l'interdiction de tous les partis politiques. En 1971, ce n'était pas à proprement parler un coup d'Etat car l'armée a chassé le premier ministre et installé un gouvernement de technocrates. En 1997, les intellectuels ont parlé de "coup d'Etat postmoderne" car l'armée a fait pression sur le Parlement qui soutenait le gouvernement de l'islamiste Necmettin Erbakan et orchestré des campagnes médiatiques pour le faire partir. Les Turcs sont habitués à cette panoplie d'interventions de l'armée et ne lui fait pas confiance. La situation en Egypte rappelle ainsi à la Turquie de mauvais souvenirs et lui renvoie son image de démocratie imparfaite.

Et ce, bien que l'évolution entre les deux pouvoirs civil et militaire en Egypte ne soit pas comparable à la Turquie. A l'été 2012, on a pensé que l'armée égyptienne avait été défaite par les Frères musulmans, un peu comme l'armée turque a été défaite par l'AKP. Mais le parallèle a été peut-être tiré un peu trop abusivement car si Mohamed Morsi a réussi à chasser le maréchal Tantaoui de la tête du Conseil suprême des forces armées (CSFA) et l'armée des devants de la scène politique, il n'a pas pris autant d'ascendant sur l'armée qu'a pu le faire un Erdogan.

Les Frères musulmans en Egypte et le parti islamiste de l'AKP sont-ils proches sur le plan idéologique ?

Les Frères musulmans ont inspiré tous les mouvements islamistes dans la région, dont le mouvement islamiste turc, bien que ce dernier se soit trouvé dans une position très différente des Frères musulmans dans les pays arabes. Les islamistes turcs ont vécu dans une société pluraliste dès les années 1970 et ont même été un parti de gouvernement quand Necmettin Erbakan, fondateur du mouvement islamique Milli Görü, a été premier ministre, de juin 1996 à juin 1997.

Leur parenté idéologique est donc davantage historique car, dès les années 1970, les islamistes turcs ont commencé à façonner leur propre idéologie à partir de ces expériences. Une grande partie des erreurs des Frères musulmans vient de ce qu'ils n'ont pas l'habitude du régime parlementaire. Ils n'ont pas su faire de compromis, alors que l'AKP a développé une culture électorale, réprésentative.

Une convergence d'intérêts s'est toutefois dessinée entre les Frères et l'AKP au cours des derniers mois sur la question de la crise syrienne et de la question palestinienne. Pour la Turquie, en un sens, la chute de Mohamed Morsi est un nouveau déboire de sa politique étrangère car elle perd un allié parmi ses voisins.

Le mouvement de protestation anti-Morsi a-t-il eu des échos au sein de la contestation turque qui s'est notamment cristallisée autour de la place Taksim dès juin à Istanbul ?

Il n'y a pas eu de corrélation évidente entre les deux mouvements, même s'ils se regardent. La situation en Egypte est assez éloignée de la situation turque, même si ce qu'il s'y passe peut avoir des conséquences, notamment sur la politique étrangère de Recep Tayyip Erdogan.

Les manifestations en Turquie ont davantage joué un rôle en Egypte qu'inversement. L'affaire de Gezi  a fait pas mal de dégats en Egypte pour les Frères, qui s'étaient beaucoup appuyé sur le modèle turc et ont analysé à tort les protestations turques comme un phénomène passager. Dans le mouvement de Taksim, certaines personnes doivent par ailleurs être gênées à l'idée du coup d'Etat militaire. Le mouvement invoquait la laïcité et le kémalisme et soutenait un processus démocratique.

Hélène Sallon (Lemonde.fr)