Émergence et conservation

Venance Konan
Venance Konan
Venance Konan

Émergence et conservation

N’était-elle plus habitable lorsqu’il partait ? N’était-elle pas réhabilitable ? Nous n’en savons rien. Toujours est-il que plus personne ne s’en occupa. Les Premiers ministres qui succédèrent à Affi N’Guessan préférèrent résider ailleurs. Personne ne fit attention au fait que cette bâtisse, parce qu’elle avait été celle des deux premiers Présidents de notre pays, faisait partie de notre patrimoine historique ; que quand bien même elle serait inhabitable, elle devait être conservée, ne serait- ce que pour le souvenir et l’histoire de notre pays. Mais non, l’édifice fut tout simplement abandonné. On n’y posta même pas un gardien, on ne la ferma pas non plus.

Alors, un jour, un squatter s’y installa. Il y planta du manioc, de l’igname, pour se nourrir. Personne ne lui demanda des comptes. D’autres squatters vinrent. Avec leurs femmes et enfants. La maison devint un dépotoir, un champ de manioc en pleine ville. Tout ce qui s’y trouvait fut emporté, détruit. Ce qui fut peut-être une piscine ou un bassin d’eau est, aujourd’hui, rempli d’une eau verte où nagent des pneus de voiture, des sacs à main, des bouteilles… Combien y a-t-il de squatters dans cette résidence ? Un jeune homme que nous y avons rencontré nous a dit qu’ils étaient « un peu beaucoup », sans plus de précision. Nous y avons vu des femmes et des enfants que notre présence dérangea un peu. Ils étaient chez eux et nous, des intrus.

Rien de tout cela ne dérange personne. Ni la mairie de Cocody où se trouve cette demeure historique, ni aucun membre des différents gouvernements qui se sont succédé à la tête de notre pays, ni aucun citoyen. On me répondra peut-être : « Quel intérêt trouvez-vous à cette vieille maison, quand on a la possibilité d’en construire de nouvelles ? Qu’avez-vous à nous embêter avec votre histoire quand nous avons le présent à construire ? » L’on aura peut-être raison, puisque nous croyons que l’on peut construire le présent et rêver le futur sans prendre appui sur le passé. Cela fait peut-être partie de notre caractère que de ne laisser aucune trace de notre passé. Evidemment, celui qui osera dire que nous n’avons pas d’histoire sera traité de sale raciste.

La résidence sur la Corniche ne fut pas la première d’Houphouët-Boigny tout au long de son histoire. Il y a celles qu’il habita un peu partout en Côte d’Ivoire lorsqu’il était médecin. Que sont-elles devenues ? Cela n’intéresse personne, même si aujourd’hui, il est de bon ton de se proclamer houphouétiste. Avouons qu’Houphouët-Boigny fut le premier à avoir effacé une partie de notre histoire, en rasant la résidence des gouverneurs français au Plateau, lorsqu’il accéda au pouvoir. C’est de la même façon que nous avons laissé les belles demeures coloniales de Grand-Bassam, Bingerville, Jacqueville, Grand-Lahou, Sassandra et de partout dans notre pays tomber en ruine ou disparaître sous nos yeux. Partout, de vieilles maisons qui renferment une partie de notre histoire ont disparu ou sont en voie de l’être.  Il y avait, par exemple, à Ouellé une très belle maison coloniale qu’habitait le commandant de cercle, où je passai une partie de mon enfance. Un sous-préfet est venu, un jour, la raser. L’endroit resta, pendant longtemps, un terrain vague. C’est beaucoup plus tard que l’on y construisit la nouvelle mairie.

Le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (Pdci) est l’une des formations politiques les plus importantes de ce pays. Il fait partie de la coalition qui est au pouvoir aujourd’hui. Et l’histoire a retenu que c’est son fondateur qui a conduit ce pays à son indépendance. De nombreux cadres disposant de moyens importants en sont membres. Mais personne au sein de ce parti ne songe à réhabiliter son siège de Treichville qui fait partie de l’histoire et qui est devenu un dépotoir, comme la maison d’Houphouët-Boigny sur la Corniche. Quel genre de peuple sommes-nous ? Nous n’aimons pas ce qui est vieux. Si l’Unesco n’avait pas classé la ville de Grand-Bassam dans son patrimoine, nous aurions probablement fini par raser les vieilles maisons coloniales pour construire, à leur place, de grosses villas surchargées et du goût le plus douteux. Seule la nouveauté bien brillante et criarde a de la valeur à nos yeux. Quant à l’histoire, la conservation de monuments, cela n’intéresse que les Blancs. Combien d’Africains vivant en Europe se donnent la peine d’aller visiter des musées ou des monuments historiques ? Et nous voulons attirer des touristes aux poches pleines chez nous. Pour leur montrer nos villas, nos immeubles, nos bidonvilles, nos plages sales de nos déjections, nos forêts où l’on trouve de moins en moins d’arbres et d’animaux ? Ne nous faisons aucune illusion. Nous ne deviendrons jamais un pays émergent si nous détruisons tout ce que nous réalisons, si nous ne conservons pas ce que nous bâtissons et si nous effaçons notre mémoire.

Venance Konan