Vraiment des moutons ?

Vraiment des moutons ?

L’on voit en arrière-plan le siège de la Radiodiffusion télévision ivoirienne (Rti). Il tient en main une pancarte sur laquelle il est écrit : « Si on est mouton là, élection 2020 là, prenons les armes pour s’entretuer encore. » Sur une vidéo qui circule aussi sur les réseaux sociaux, un artiste du nom de Seny Krangba déclame un texte.

En voici des extraits : « On milite pour quelqu’un qu’on voit seulement à la télé. On se frappe, on se tue pour quelqu’un qui ne nous connaît même pas… C’est fini ça ! Les politiciens ont créé leurs partis politiques pour nous blaguer. C’est nous on est bête, on a pris pour charger… Ils font jamais palabres. C’est nous on se frappe, on se tue et puis on termine avec kalach. Franchement. Le pays est en train de se développer, la guerre ne nous arrange pas. Asseyez-vous, discutez, trouvez un terrain d’entente pour ne pas verser le sang dans mon pays… Nos dirigeants se sont divisés parce que chacun veut diriger. Pardonnez, c’est nous on vous vote, donc on a le droit de vous parler. Si vous ne savez pas, tout ce qui s’est passé, c’est nous on a pris les pots cassés. Ils ont tué, ils ont violé, vous avez entendu qu’ils ont tué enfant d’un candidat ? Non. Vous avez entendu qu’ils ont violé enfant d’un candidat ? Non. Les sacrifiés, c’est nous on donne nos poitrines et puis c’est eux qui bénéficient. »

Il s’agit là de deux publications que nous avons remarquées sur Internet. Il y en a beaucoup d’autres dans lesquelles de simples citoyens, des artistes, connus ou non, essaient, avec plus ou moins de talent, de mettre en garde la population ivoirienne contre les violences que la prochaine élection présidentielle pourrait engendrer. Ces personnes ont certainement encore en mémoire les terribles atrocités subies par les habitants de ce pays après l’élection de 2010.

En dehors du scrutin de 2015 qui s’est passé paisiblement, les trois qui l’ont précédé se sont déroulés dans le sang. Il y eut celui de 1995 avec le « boycott actif » parce qu’Alassane Ouattara avait été écarté et était soutenu par Laurent Gbagbo ; celui de 2000 qui opposa Robert Guéi à Laurent Gbagbo, Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié ayant été écartés et celui de 2010 qui vit la participation de tous les poids lourds de la politique ivoirienne. Mais l’élection présidentielle se termina en tragédie à cause du refus de Laurent Gbagbo de reconnaître sa défaite face à Alassane Ouattara.

En 2015, Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara s’entendaient encore, au point que le premier avait renoncé à présenter un candidat de son parti et décidé de soutenir totalement le second. Laurent Gbagbo, pour sa part, se trouvait encore en prison à La Haye. L’élection fut juste une petite balade dominicale, comme tout scrutin devrait être.

Pourquoi celui de 2020 fait-il déjà peur ? Est-ce parce que nous voyons revenir les principaux acteurs de la crise de 2010, certains avec le cœur empli de haine et d’envie de revanche ? Est-ce parce que celui que l’on appelait le Sphinx, en raison de ses longs et énigmatiques silences, a retrouvé la parole et est devenu aussi virulent qu’un fesciste ? Est-ce parce qu’il rêve, pas seulement en se rasant, de revenir à ce pouvoir qu’il a perdu il y a vingt ans ? Ou est-ce parce que le prisonnier de La Haye et son nervi, que l’on appelait « Blé la machette », ont presque recouvré la liberté et pourraient se retrouver au pays avant la présidentielle qu’ils rêvent, l’un et l’autre, de briguer, et pas seulement en se rasant le matin ? Est-ce parce que l’occupant actuel du palais tant convoité n’a pas encore clairement dit s’il sera encore de la course et que rien ne nous dit qu’il n’y pense pas, et pas seulement en se rasant ?

La perspective de revoir les trois protagonistes de la crise de 2010 revenir ou conserver le pouvoir réjouit leurs partisans, mais l’idée qu’ils croisent à nouveau le fer fait peur au citoyen lambda. Pourquoi ? A cause du ton qui monte et devient de plus en plus belliqueux. A cause aussi des mots que l’on entend aujourd’hui et qui sont justement ceux que l’on entendait avant la crise de 2010 et qui avaient jeté de l’huile sur le feu.

Le citoyen lambda a peur parce que nous avons déjà été assez moutons pour prendre les armes contre nous-mêmes et que visiblement, nous n’avons tiré aucune leçon de ce qui nous est arrivé. Les Ivoiriens ont peur parce qu’ils ne croient aucun de leurs chefs capable de faire ce qu’avait fait la reine Abla Pokou, qui a sacrifié ce qu’elle avait de plus cher, son enfant, pour sauver son peuple. Qui est prêt à sacrifier son ego, qui semble être ce que certains Ivoiriens ont de plus cher, pour sauver ce pays ? De l’autre côté, qui est prêt à être à nouveau mouton en prenant une arme contre son voisin, pour défendre un politicien qu’il ne voit qu’à la télévision ?

Venance Konan