Sommes-nous des gens sérieux ?

Plume
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Sommes-nous des gens sérieux ?

Et parmi les sponsors, il y a l’Unicef. Est-ce une blague ? Apparemment non. Des amis de la région m’ont confirmé que c’est une affaire très sérieuse. Alors, comment s’y est prise l’Union européenne pour mettre fin à la défécation à l’air libre de nos parents de la région de Daloa ? En leur construisant des latrines, ou si vous voulez, des WC, je suppose. Qu’est-ce qu’un WC au village ? Un trou creusé dans le sol, avec un mur en ciment, ou une clôture en bois ou en tôle autour pour protéger ceux qui les utilisent des regards. Franchement, combien peut coûter la construction de telles latrines ou quelle technologie exigent-elles pour que l’on fasse appel au financement de l’Union européenne et de l’Unicef ?Je me demande comment s’est passée la rencontre entre l’Union européenne et les villageois de la région.

Est-ce un cadre de la région qui en a eu l’initiative ? Le président d’une mutuelle de développement ? Un député ? Un ministre ? Des jeunes d’un village ? Je les imagine en train d’expliquer la situation dans un courrier adressé aux responsables de l’Union européenne: « Nous avons l’honneur de venir très respectueusement solliciter auprès de votre auguste institution une aide pour nous aider à ne plus déféquer à l’air libre. Comprenez que c’est un peu gênant de déféquer ainsi, lorsqu’il pleut par exemple, ou lorsqu’un serpent surgit. Ou un porc. Les porcs de chez nous aiment beaucoup manger les excréments, surtout lorsqu’ils sont encore chauds, et si vous ne vous en éloignez pas à temps, ils sont capables de vous manger l’anus.» Ou est-ce un fonctionnaire de l’Union européenne qui, de passage dans la région, a été obligé de déféquer à l’air libre et a ensuite décidé d’aider ces pauvres gens à qui il faut non seulement donner à manger, mais aussi montrer comment évacuer leurs excréments de façon civilisée ?

Toujours est-il que le bureau de l’Union européenne à Abidjan a traité ce dossier (en riant un peu ou avec son air le plus sérieux ?), l’a envoyé à Bruxelles, a trouvé des fonds, et a construit des latrines pour les habitants de Krikorea 2, sous-préfecture de Gboguhé, département de Daloa, République de Côte d’Ivoire, pays aspirant à devenir émergent en 2020. Je suppose qu’après avoir construit les latrines, il a fallu apprendre aux gens comment les utiliser. A-t-on fait venir des instructeurs d’Europe ? Sommes-nous des gens sérieux ? Et les villageois célèbrent cet évènement. Je suis certain que ce qu’ils ont dépensé pour organiser cette fête suffisait pour construire tous les WC du village.

Honnêtement, qui peut nous prendre au sérieux, lorsque nous ne sommes pas capables de construire par nous-mêmes des malheureuses latrines, quand nous sommes prêts à nous ruiner pour organiser des fêtes ou des funérailles ?  N’avons-nous pas honte d’aller tendre la main pour demander de quoi construire des WC ? Que font nos jeunes gens dans nos villages ? Que font nos chefs de village ? Ne sont-ils pas capables de demander aux jeunes gens qui passent leur temps à boire du koutoukou, notre alcool frelaté, de se rendre utiles en construisant des WC ; cela consiste juste à creuser des trous et à les entourer de murs ou de vieilles tôles ? N’y a-t-il pas dans nos villages des cadres, ou des présidents de mutuelles capables de mobiliser et donner des moyens aux jeunes gens pour qu’ils participent à l’assainissement de leur cadre de vie, sans que l’on soit obligé de mendier ? Nos chefs et rois ont obtenu un statut qui va être fixé dans la Constitution. Il va leur falloir maintenant se mouiller un peu pour le développement de leurs villages.

Cette histoire me rappelle les quatre latrines que j’avais vues il y a quelques années au bord du lac Ahémé au Bénin, et au-dessus desquelles il était fièrement affiché « financement : coopération française ». J’en avais parlé dans une chronique que j’avais conclue sur ces mots : « Tant que nous attendrons que ce soit les Blancs qui nous donnent les moyens d’aller au WC, nous ne serons pas sortis de notre m… » On peut trouver cette chronique dans mon livre « Nègreries » (Frat Mat éditions page 235). Tant que nous ne prendrons pas sur nous de chercher à résoudre par nous-mêmes nos problèmes que nous pouvons régler, et je suis convaincu que construire tous seuls des WC fait partie de nos compétences, tant que nous trouverons glorieux de tendre la main aux autres pour tout, même pour ce que nous pouvons faire par nous-mêmes, ceux-là ne nous prendront jamais au sérieux et l’émergence que nous attendons ne sera qu’une vaine incantation.

Et vous, amis Européens, entre nous, vous n’avez pas mieux à faire de votre argent ? Y a-t-il de quoi être fier de faire savoir que vous utilisez l’argent de vos contribuables pour construire des WC en Afrique ? Vous êtes vraiment en train de nous faire ch…, au sens propre. Mais vous ne savez pas à quoi vous venez de vous engager. Dans la même période où j’avais vu ces latrines françaises du lac Ahémé, j’ai vu un reportage à la télévision togolaise qui montrait des jeunes Allemands venus aider les habitants du quartier Bê de Lomé à nettoyer leurs latrines. Des latrines qui avaient été construites par la Coopération allemande. Eh bien, maintenant que vous nous avez construit des WC européens, amis Européens, donnez-nous aussi du papier hygiénique. De marque européenne, s’il vous plaît. Et apprêtez-vous à venir les vider lorsqu’ils seront pleins. Parce que ça pue après.


Venance Konan