Mémoires des peuples

Venance Konan
Venance Konan
Venance Konan

Mémoires des peuples

Cela fait partie des legs transférables d’une génération à une autre. Sur cent ans par exemple, l’on peut reconstituer l’histoire d’une société, d’une communauté, rien qu’à partir de ces lieux de mémoire (monuments, stèles, classement de lieux d’habitation de femmes et d’hommes ayant marqué l’histoire positivement ou négativement, car l’histoire qui s’écrit d’une société est la somme des histoires positives ou négatives qui se fabriquent dans le rationnel comme dans l’irrationnel.) Ce sont ces lieux qui, une fois marqués parce que chargés de sens, donnent à penser silencieusement aux générations qui se succèdent. Ils offrent à leurs consciences, mais, de façon collective, ce qu’il ne faut plus reproduire et ce qu’il faut perpétuer. L’organisation d’un tel travail de mémoire incombe au ministère de la Culture, en lien avec les services culturels des mairies. Car, même en le faisant localement, c’est l’histoire nationale qui se fabrique ainsi. Cela demande une expertise qui ne manque pas dans ce pays. Il suffit de le savoir et de le vouloir ainsi. C’est même une façon très subtile de construire les imaginaires politiques en entretenant la mémoire et le sentiment d’appartenance. Et progressivement, cela devient aussi une ressource économique, parce que cette mémoire entretenue nourrit le patrimoine des sites touristiques offerts à l’humanité. Pas de tourisme sans sites touristiques effectivement chargés d’histoires. Ceux qui savent voyager, mais avec leurs têtes, et non rien que pour faire du shopping, savent et voient de quoi je parle. Et c’est en cela que la mémoire et la culture deviennent économiques. Surtout que nous sommes très faibles en Côte d’Ivoire en matière d’offres de sites touristiques. Il y a là une fenêtre d’opportunités que les maires ne comprennent pas encore qu’ils doivent saisir. Ce que tu dénonces là est un sérieux problème de rapport à la mémoire, et donc à l’histoire, dans nos sociétés au sein desquelles le jeu de l’oubli est malheureusement et naïvement un sport. »

Que dire de plus ? Dans mon enfance passée en grande partie à Ouellé, nous vivions dans la résidence de l’ancien commandant de cercle du temps de la colonisation. Nous étions arrivés à Ouellé juste au moment de l’indépendance de notre pays, en 1960. C’était une très grande maison avec plusieurs bâtiments annexes, dont des bureaux chargés de documents et le cachot, lui aussi, chargé d’histoires. Le tout était ceinturé par de vieux manguiers et goyaviers dont nous savourions les fruits. À l’entrée de la cour, il y avait une sorte de porche faite de fleurs de bougainvilliers. Un jour, un sous-préfet s’est levé et a tout rasé. Y compris les arbres. L’endroit est resté vide pendant plusieurs années, avant que l’on y construise finalement la mairie. Il y avait une très belle et riche résidence appartenant à un Français du nom de Bougarel et qu’on appelait Bougarelkro, où nous allions jouer. Elle est totalement en ruine aujourd’hui, mangée par les broussailles et nos jeunes frères ignorent même son existence. Qui, parmi eux, sait que cette ville fut une bourgade très riche dont dépendait Daoukro et qui attira des populations venues des pays voisins, de France, du Liban, d’où le caractère très composite de sa population ? à Bocanda, mon village natal, j’ai découvert dans le bureau du sous-préfet que le premier poste administratif colonial de la région fut installé à Djakpo, le village de ma grand-mère maternelle. Il n’y a plus de trace de ce poste. Qui, parmi la jeune génération, sait que cette ville de Bocanda, aujourd’hui, sinistrée et poussiéreuse, fut jadis une cité très prospère, l’une des premières à avoir une voie bitumée et de l’électricité ? Je me souviens de cette librairie où, enfant, j’achetais mes bandes dessinées et de ce boutiquier « Anago » chez qui, adolescent, j’achetais les cordes de ma guitare. Il n’y a plus de librairie, ni de vendeur de cordes de guitares à Bocanda.

Il y a, dans certaines localités de notre pays, des maisons où Samory Touré a séjourné. Qu’en avons-nous fait ? Qui, parmi les jeunes, sait encore qui était Samory Touré ? Qu’avons-nous fait de la première résidence d’Houphouët-Boigny au Plateau ? Et l’école primaire qu’il fréquenta ? Et notre histoire d’après indépendance ? Quels sont les monuments, bâtiments, stèles, lieux ou pancartes qui nous en rappellent les grandes dates, les grands moments, les lieux ? Prenons la ville de Yamoussoukro. Qu’est-ce qui, à l’entrée, nous indique que nous entrons dans la ville où naquit et mourut le premier président de ce pays ? Qu’est-ce qui nous indique sa résidence ? Dans quel état se trouve celle-ci ? Même devant la fondation qui porte son nom et qui est dédiée à la recherche de la paix, il n’y a aucune pancarte, encore moins son image. J’ai déjà signalé que sa première résidence officielle de Chef d’État, cette belle résidence (vue de loin) qui surplombe la Corniche est, en réalité, devenue une décharge. Si nous ne nous secouons pas, les enfants qui naissent aujourd’hui ne sauront plus rien de notre histoire.

Venance Konan