Le fétichisme de la justice

Le fétichisme de la justice

Nous nous étions tous dit que nous vivions décidément une époque formidable, et qu’il y avait des raisons de ne pas (trop) désespérer de notre continent. Quelques-uns d’entre nous auraient même été prêts à aller présenter des excuses à Yahya Jammeh pour l’avoir mal jugé. Mais voici qu’une dizaine de jours plus tard, le Président gambien vire de bord et remet tout en cause. Il refuse, dans un premier temps, de reconnaître sa défaite et exige une nouvelle élection, puis, devant le tollé soulevé par ses propos, demande à la Cour suprême de son pays de trancher. Il a, entretemps, déployé ses soldats partout dans le pays.

Yahya Jammeh a-t-il changé de position parce que, comme l’avait écrit notre grand écrivain Ahmadou Kourouma, « Le chien ne change jamais sa éhontée façon de s’asseoir » ? Ou a-t-il été échaudé par les propos de certaines personnes, dont le nouveau président élu, qui promettaient de l’envoyer devant la justice ? Nous avions effectivement entendu de nombreuses personnes annoncer dans des discours, sur des radios ou les réseaux sociaux, leur intention de traîner celui qui venait de perdre l’élection présidentielle de son pays devant les tribunaux pour les crimes qu’il aurait commis durant son long règne. Quelle était l’utilité de tels propos ? Qu’est-ce qui était le plus important pour la Gambie à ce moment de son histoire ? Amener celui que l’on traitait de dictateur ubuesque à quitter définitivement la scène sans violence, sans perte de vie humaine, ou assouvir des envies de vengeance ? Qu’espérait-on en annonçant au président gambien qu’il avait eu tort d’accepter de quitter le pouvoir ? Ceux qui promettaient la geôle et le pain sec à Yahya Jammeh savaient-ils que ce dernier avait encore le pouvoir, et l’autorité sur les forces armées de son pays ? Pour l’avenir de la Gambie, pour le bien de la population gambienne, le plus important était-il de voir Yahya Jammeh en prison ou de s’assurer que le sang ne coule plus dans le pays et que la liberté y est revenue ?

Ces questions nous amènent à notre situation ici en Côte d’Ivoire, où depuis 2011, on nous reproche de pratiquer une « justice des vainqueurs », parce que l’on ne jugerait que Laurent Gbagbo et ses seuls partisans, alors que certains proches du Président Ouattara auraient eux aussi commis des exactions. On demande donc au président de la République de traîner devant les tribunaux ceux qui, au péril de leurs vies, ont mis fin à la forfaiture de Laurent Gbagbo qui, non seulement avait totalement isolé notre pays sur les scènes africaine et mondiale, mais faisait déjà couler beaucoup de sang.

Non seulement il était immoral de placer ces hommes qui avaient permis de rétablir la démocratie, fussent-ils des rebelles, sur le même pied que ceux qui avaient provoqué la guerre, vouloir les juger en plus aurait pu plonger le pays dans le chaos. Ces hommes, ne l’oublions pas, étaient armés et avaient sous leurs ordres des centaines, voire des milliers d’autres hommes aussi armés. Il était évident qu’ils n’auraient pas accepté de se faire juger. Qu’est-ce qui était, et est toujours la priorité dans ce pays, après la crise post-électorale ? La paix retrouvée, la stabilité du pays et sa croissance économique ou le plaisir de voir des ex-rebelles devant un tribunal ? Il est évident que pour les partisans de Laurent Gbagbo et les fétichistes de la justice à tout prix, le plus important est de faire le procès de ceux que l’on accuse d’avoir commis des massacres à Duékoué, avec pour certains, le secret espoir de plonger à nouveau le pays dans la violence.

Mais pour tous les autres Ivoiriens, le plus important est la paix retrouvée et le développement du pays. Ceux qui en Europe et ailleurs nous rabâchent l’histoire de « la justice des vainqueurs » rêvent peut-être de revenir ici compter les morts, comme ils s’apprêtent à le faire en Gambie, où le sang risque malheureusement de couler ces jours-ci.

Est-ce qu’en écrivant cela nous nous opposons à toute forme de justice, surtout lorsqu’elle concerne des proches du pouvoir ? Certainement pas! Mais nous avons retenu de nos études de droit le principe de l’opportunité de la poursuite. Il signifie que si le fait de poursuivre une personne pour rendre la justice est susceptible de causer dans la société des troubles plus grands que ceux pour lesquels l’on veut la poursuivre, on y renonce. C’est une question de bon sens, il nous semble.

Venance Konan