Ils sont fous, on s’en fout !

Venance Konan
Venance Konan
Venance Konan

Ils sont fous, on s’en fout !

Ils peuvent se promener nus dans nos rues, être d’une saleté repoussante, déféquer sur un trottoir en pleine journée, manger dans des poubelles, boire l’eau des caniveaux, on s’en fout ! Parce qu’ils sont fous. Ils ne scandalisent plus personne. Sauf quand ils deviennent violents. Pour tout le reste, on ne les voit même plus. Où dorment-ils ? Leur arrive-t-il d’être malades ? Souffrent-ils ? Aiment-ils ? Ont-ils besoin d’amour ? Pensent-ils ? On s’en fout, puisqu’ils sont fous. On s’apitoiera plus facilement sur le sort d’un chien ou un oiseau blessé que sur celui d’un fou qui aurait la même blessure. Les fous, ce ne sont plus des humains, mais pas des animaux non plus. Nous ne savons pas trop où les classer, puisqu’ils ne sont pas morts. Ils bougent, s’offrent tous les jours à nos regards et peuvent même avoir une capacité de nuisance. Ils détonnent surtout dans nos cités désordonnées sur lesquelles nous rêvons néanmoins de voir déferler des centaines de milliers de touristes aux poches pleines de devises. Les fous, ils font partie de notre paysage de tous les jours. Comme les ordures. Je crois que c’est plutôt dans cette catégorie que nous les avons classés. Ce sont des ordures humaines. On ne les aime pas, mais on vit avec, faute de savoir quoi en faire.

Qui est fou ? Ce sont ces hommes et ces femmes dont la souffrance ne touche plus notre conscience, ces hommes et ces femmes que notre humanité ne frôle même plus, qui sont la plus grande honte de leurs familles et de notre société. Nous avons trop à faire avec les gens normaux pour nous préoccuper de leur sort.

Qui peut être fou ? C’est la question que nous ne nous posons jamais. Parce que nous sommes tous convaincus que la folie, tout comme la guerre ou n’importe quel malheur, ne peut toucher que les autres. Mais qui d’entre nous, avec la vie de fou que nous menons, dans ce monde de fous, où il n’y a plus de repères, plus d’éthique, où le seul dieu réellement vénéré s’appelle argent, avec le stress qui est devenu notre lot quotidien, avec les désillusions de tous les jours dans notre course effrénée vers le pouvoir et la richesse à tout prix, qui d’entre nous, dis-je, est à l’abri d’un surmenage, d’une dépression, d’un «pétage de plomb », d’une maladie mentale ? Qui est à l’abri de la folie ? Le fou d’aujourd’hui est celui-là qui n’accroche plus notre regard, ce non-être que nous croisons dans nos rues sans le voir, mais le fou de demain, ce sera peut-être chacun de nous.

L’État de Côte d’Ivoire, dans sa grande mansuétude, a construit un hôpital où l’on peut soigner les fous. Car, ne l’oublions pas, la folie se soigne. C’est l’hôpital psychiatrique de Bingerville. Le seul de notre pays de plus de vingt millions d’habitants. Et il date du début de notre indépendance. Il existe, certes, des structures privées qui s’occupent de différents types de maladies psychiques, mais elles ont un coût qui n’est pas à la portée du premier fou. Alors, on se rabat sur la médecine traditionnelle ou les centres de prière qui sont les moyens les plus sûrs pour devenir complètement fou. J’ai visité l’hôpital psychiatrique de Bingerville, il y a quelques jours. Beaucoup y est fait. Mais beaucoup reste encore à faire pour qu’il soit digne de notre ambition et puisse absorber une plus grande quantité de nos malades mentaux. Aujourd’hui, il ne peut accueillir qu’une centaine de patients. Trop peu pour un pays de plus de vingt millions d’habitants qui vient de traverser la grave crise que nous connaissons et qui a déboussolé plus d’une personne normalement constituée. Il y manque encore beaucoup de matériel pour soigner efficacement les malades qui y arrivent. Cet hôpital a besoin de notre concours à tous, puisque l’État ne peut tout faire.

Nous pencher un tout petit peu sur le sort de ces hommes et ces femmes que le destin a durement frappés peut être une façon pour nous de retrouver un peu de notre humanité que nous sommes en train de perdre.