École et émergence

École et émergence

Quarante ans cette année. Notre centre d’examen était Abengourou et nous y avions composé avec des élèves d’Abengourou et d’autres venus d’Adzopé et de Bondoukou. En 1978, nous étions quelques centaines d’élèves dans tout le lycée et presque tous logés à l’internat. Aujourd’hui, il y a environ huit mille élèves et le lycée est divisé en deux sur le même site, avec deux proviseurs, chacun gérant à peu près la moitié de ces huit mille élèves.

Nos anciens dortoirs sont devenus des salles de classe et nos anciennes douches, des magasins. Tout a désormais l’air si délabré ! Autre temps, autre réalité. A notre temps, le lycée était encore tout neuf et il était présenté comme l’un des plus beaux du pays. Tenez, il y avait même un robinet qui nous donnait directement de l’eau glacée. Nous irons célébrer les quarante ans de notre promotion dans notre ancien lycée cette année. Mais en attendant…

J’ai rencontré à Daoukro un jeune étudiant de l’université de Bouaké qui m’avait écrit, il y a quelques mois, pour me demander une aide financière, pour la soutenance de sa thèse de doctorat. Il m’a dit qu’il avait besoin d’environ cinq cent mille francs.

Je croyais qu’il m’en demandait trop, car j’avais pensé à ce qu’il fallait pour faire la reliure de sa thèse et organiser un cocktail. Il m’expliqua qu’il avait besoin de cette somme parce que, désormais, à l’université de Bouaké, un jury de thèse doit comporter un membre venant d’un autre pays, et son billet d’avion et son séjour étaient à la charge de l’étudiant qui devait soutenir.

Je n’en croyais pas mes oreilles. J’ai aussitôt appelé un ami enseignant à l’université de Bouaké qui m’a confirmé que ce que le jeune étudiant disait était rigoureusement vrai. « Le résultat, m’a dit cet ami enseignant, est que de nombreux étudiants qui ont terminé leurs thèses, mais qui n’ont pas les moyens, n’arrivent pas à soutenir et attendent depuis des années. » Pourquoi donc faut-il nécessairement un professeur étranger pour apprécier une thèse de doctorat en Côte d’Ivoire ?

Les enseignants ivoiriens ont-ils tant perdu leur crédibilité qu’il faille un étranger pour valider leur appréciation ? Ou est-ce parce que celui qui a institué cette règle ne réalise pas que payer un billet d’avion, même en provenance du pays le plus proche de nous, et payer en plus un séjour à l’hôtel pour un professeur est quelque chose d’impossible pour bon nombre d’Ivoiriens, surtout pour des étudiants issus de milieux pauvres, donc désargentés ?

Une autre amie, qui travaille, elle, au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, a tenu à nuancer un peu les propos de l’étudiant et de l’enseignant de Bouaké: « Il a été demandé un enseignant extérieur pour crédibiliser la thèse, mais cet enseignant peut très bien venir de l’université d’Abobo-Adjamé et participer à un jury à Cocody.

En principe, lorsque le membre du jury doit venir de l’extérieur, c’est l’université qui doit prendre en charge son billet d’avion et son séjour, mais nos universités n’en ont pas les moyens. » Quoiqu’il en soit, je trouve un peu gros que l’on demande à un pauvre étudiant de payer un billet d’avion et un séjour à l’hôtel à un professeur venu de l’extérieur avant qu’il ne puisse soutenir sa thèse de doctorat. L’on aurait voulu réserver le doctorat aux seuls rejetons d’une classe aisée que l’on ne s’y serait pas pris autrement.

Nous ne devons jamais oublier que la bataille de l’émergence passera nécessairement par celle de la qualité de notre enseignement. J’ai eu mal au cœur, lorsque j’ai vu ce qu’était devenu notre ancien lycée. J’ai cependant apprécié l’initiative du proviseur qui a institué un prix d’excellence pour encourager les enfants à travailler davantage. Mais disposent-ils des moyens de tendre vraiment vers l’excellence ?

Il y a eu des reportages réalisés par des chaînes de télévision françaises sur des étudiants ivoiriens qui dorment dans les toilettes de l’université de Cocody, parce qu’ils n’ont pas le choix. Ne parlons pas des étudiantes obligées de se prostituer pour survivre et payer leurs études. Quels résultats attendons-nous de ces jeunes gens ? S’il y a une chose avec laquelle nous ne devrions pas tricher, c’est bien la qualité de notre enseignement.

Il ne s’agit plus de faire du cosmétique, mais d’aller à la racine du problème en organisant les états généraux de notre enseignement. Faute de quoi, l’émergence restera un slogan creux et nos enfants continueront d’aller se noyer dans la Méditerranée, s’ils échappent aux marchés d’esclaves en Libye.

Venance Konan