Filière sucre : Les populations sont de connivence avec les fraudeurs

D.G de la douane ivoirienne, Issa Coulibaly
D.G de la douane ivoirienne, Issa Coulibaly
D.G de la douane ivoirienne, Issa Coulibaly

Filière sucre : Les populations sont de connivence avec les fraudeurs

Dans la chaîne de répression de la fraude liée à la filière sucre, le rôle de la Douane est primordial. Quel est aujourd’hui, l’état des lieux établi par la Douane sur cette question?
La fraude sur le sucre en Côte d’Ivoire pourrait provenir de trois sources possibles à savoir :La fraude à l’importation, la fraude lors du transit à destination de l’hinterland et les cas de contrebande.
L’analyse minutieuse de ces différents courants situe sur l’ampleur du problème et permet de dresser une cartographie en vue de la lutte contre ce fléau.
A cela, il faut ajouter qu’au terme de l’Arrêté
n°009/Mic/Mipsp/Mef/Ma du 04 Juin 2010, l’importation du sucre en Côte d’Ivoire est suspendue jusqu’à nouvel ordre. Toutefois, il y a des atténuations à cette interdiction. L’arrêté stipule dans son article 2 que lorsqu’il y a des pénuries dûment constatées sur le marché national, le gouvernement peut, sous certaines conditions et suivant des modalités bien définies, autoriser à titre exceptionnel, l’importation de sucre pour combler le déficit conjoncturel. Il peut arriver qu’à l’occasion de ces dérogations, les commerçants importent au-delà des quantités autorisées, et introduisent frauduleusement plus qu’il n’en faut sur le marché local. C’est une source éventuelle de la fraude.
Toutes les sources, qu’elles proviennent des sucriers, des importateurs, de nous-mêmes, des statistiques et des recherches effectuées par la seconde ligne que constituent les enquêtes douanières opérant après les importations sont unanimes pour dire que toutes les importations exceptionnelles sont maîtrisées. Parce que celles-ci viennent par le port d’Abidjan. La menace n’est donc pas à ce niveau.

D’où vient donc la menace?
Elle pourrait venir du sucre en transit. Ce stock qui est destiné aux pays de l’hinterland est expédié en suspension des droits et taxes, et donc sous un régime suspensif (un régime de transit). La tentation peut être forte de déverser la marchandise sur le marché local pour réaliser des super profits. Par  le passé, il y a eu effectivement des cas de déversements frauduleux. Mais, nous avons pu maîtriser également ce mode d’acheminement.  Ainsi avons-nous mis au point le module T 1  qui permet une prise en charge informatique du transit. Par la gestion du TRIE, un système de géo localisation  a été mis en œuvre par la Chambre de Commerce et d’industrie de Côte d’Ivoire. A ce niveau également, il n’y a pas de problème. Je vous parlais tantôt d’un troisième cas : la contrebande. Elle découle des importations (ou des exportations) réalisées en dehors des bureaux de douane, ou de toutes les violations des lois et règlements en la matière. C’est à ce niveau-là que nous avons des difficultés. Le véritable problème de la filière sucrière, c’est la contrebande par les pays frontaliers. Ce phénomène a pris de l’ampleur avec la décennie de crise que nous avons connue, et l’absence de la douane dans la zone Centre Nord Ouest (Cno) de l’époque.
Certains commerçants se sont adonnés à ce trafic, et une frange de la population, surtout la jeunesse, a été tentée par cette possibilité de gagner de l’argent. Puisque les commerçants qui font ce travail-là, leur offrent gîte et couvert. C’est donc là, notre véritable souci.
Cependant, la Douane n’est pas restée inactive. Puisque nous avons redéployé notre administration sur le terrain. On a procédé graduellement par la sensibilisation, en fonction de l’accroissement de nos effectifs.

Comment les fraudeurs opèrent-ils?
Les fraudeurs ont profité de l’absence de la Douane dans les zones Cno. En réalité, le sucre vient de l’extérieur ; il passe par les ports de Tema (Ghana), Lomé (Togo), du Bénin et de la Guinée forestière. Il remonte jusqu’au Burkina Faso. Il revient en  Côte d’Ivoire via les villes de Korhogo, Odienné Bouaké, Daoukro, Man, Aboisso, Abengourou et Bondoukou.
Et les trafiquants profitent surtout de la nuit pour mener leurs activités. Parfois, ils sont bien armés. Ils  réussissent à contourner le dispositif sécuritaire des douaniers et des autres forces pour constituer des stocks dans les grandes agglomérations. Ensuite, ils écoulent progressivement leurs produits par petits lots dans les villes, y compris jusqu’à Abidjan.

Pourquoi les agents ne saisissent pas ces stocks ? Les contrôles ne sont-ils autorisés qu’aux frontières? 
La Douane est partout. Et une fois les lieux de stockage identifiés, elle a le droit de faire ce qu’on appelle une visite domiciliaire, c’est-à-dire, une descente sur le terrain. Dans un passé récent et jusqu’à présent, nous avons eu d’énormes difficultés pour user de cette procédure. Parce que nous n’avons pas le soutien des populations. Parfois même, et je suis au regret de le dire, certaines autorités ne nous ont pas soutenu comme nous le souhaitions.
Nous avions tenté une expérience à Bouaké. On avait réussi à répertorier et à inventorier les magasins où il y avait du sucre de contrebande. On s’est organisé pour faire des descentes sur le terrain. Mais, on a frôlé l’émeute. Toute la population s’est dressée contre nous. Nos frères d’armes sur place (gendarmes et policiers) sont venus à la rescousse, mais on a été débordé. On a dû battre en retraite sur les conseils des autorités de la place pour ne pas porter atteinte à l’ordre public. Dans ces zones-là, tout le monde bénéficie de ce sucre qui est vendu à un prix défiant toute concurrence. Plutôt que de collaborer et de donner des informations exactes aux autorités douanières, les populations sont de connivence avec les fraudeurs. Quand nous avons des informations par le biais des industries sucrières, elles sont extrêmement  difficiles à exploiter parce qu’on n’a pas le soutien de la population. Quand nous sollicitons le concours des autres forces de l’ordre, elles se retrouvent dans la même situation que nous. Pour autant, nous ne baissons pas les bras.

Vous avez certainement déjà fait des saisies. 
Mais après cela, la loi  vous autorise-t-elle à agir ? Quelles sont vos limites en la matière?
La lutte contre la fraude est difficile. Elle se fait dans des conditions ardues, compte tenu du fait que nous n’étions pas présents dans les zones de prédilection des fraudeurs. Nous avons commencé à déployer notre dispositif sur le terrain et la lutte contre ce phénomène doit être permanente. Les différentes actions nous ont quand même permis de faire d’importantes saisies.
Les statistiques suivantes illustrent bien notre détermination à éradiquer ce mal. Ainsi, de 2011 marquant le retour de la douane dans les Zones Cno à nos jours, plus de 737.2 tonnes de sucre frauduleux réparties comme suit ont été saisies :
En 2011, 21 tonnes,
2012,     448 tonnes et
en 2013,    268.2 tonnes
Il s’agit là de stocks qui auraient pu être écoulés tranquillement sur le marché si la Douane n’avait pas été efficace.
S’agissant de nos moyens juridiques, il faut indiquer que la base légale d’intervention pour nos actions repose sur l’arrêté cité plus haut. Lorsque nous opérons des saisies, soit on les détruit en les brûlant carrément, soit sur la base d’une convention passée avec les industries sucrières, on leur rétrocède le sucre saisi.
Celles-ci vont refondre et retravailler ce sucre pour le rendre propre à la consommation nationale. On ne peut pas revendre le produit saisi aux enchères comme cela se fait pour d’autres marchandises.
Etant donné que c’est une denrée alimentaire, on préfère la faire recycler.

Quel est l’état de la collaboration entre les industries sucrières et la Douane?
Elle est féconde. Pour mieux combattre la fraude sur le sucre, la douane et les entreprises opérant dans le domaine du sucre ont mis en place un cadre de concertation et d’échanges d’informations.
C’est dans ce contexte qu’une convention cadre Douanes/Association des Industries Sucrières de Côte d’Ivoire (Ais-CI) portant sur des missions conjointes de lutte contre la fraude sur le sucre a été signée.
Par cette convention, les sucriers se sont engagés à mettre à la disposition de la Douane, des moyens humains, logistiques et financiers pour lutter contre la fraude.
Lorsque les sucriers ont des informations sur des cas de fraude, ils nous les communiquent et nous les exploitons.  Par ailleurs, il est prévu qu’ils doivent renforcer nos capacités d’intervention en mettant à notre disposition des moyens logistiques et financiers. La convention existe depuis 2007. Toutefois, elle gagnerait à être revisitée pour être remise au goût du jour. Parce que, depuis que je suis arrivé, nous avons rétrocédé du sucre à nos partenaires. Par contre je n’ai pas connaissance de moyens de quelque nature que ce soit que nous aurions reçu d’eux en application de ladite convention.
Nous devons peut-être aller vers eux pour discuter et voir comment approfondir la collaboration.

La contrebande est une menace pour l’économie. Quelle est la solution de la Douane pour contrer ce phénomène?
Effectivement, elle est une menace pour l’économie non seulement sucrière, mais surtout nationale. Parce que c’est une économie au noir, qui ne profite qu’aux trafiquants.
Dans ce domaine, il faut commencer par sensibiliser la population. Il faut qu’elle sache que personne ne gagne à ce marché-là. On pense qu’en achetant des marchandises à bas pris, on réalise une belle opération. Mais parfois, c’est au risque de sa propre santé.
Le tout porte un coup sérieux à l’industrie sucrière et à l’industrie de la sacherie.
Il faut donc véritablement que la population collabore en donnant des informations aux douaniers. Surtout celles qui résident dans les zones frontalières. Car c’est au su et au vu de tous que le trafic prospère.
Il faut que chacun comprenne que c’est un mal pernicieux qui doit être combattu à tous les niveaux. Il faut donc amplifier la sensibilisation.
Cela doit être une lutte tous azimuts qui ne doit pas incomber à une seule administration. Nous devons également bénéficier du concours et du soutien des autorités des villes de l’intérieur et des localités impliquées dans ce trafic.
J’insiste enfin sur nos moyens d’intervention qui ont vraiment besoin d’être renforcés. Car en la matière, nous sommes totalement démunis. Certaines brigades de l’intérieur manquent presque de tout. Quand on compare nos unités à celles des pays qui nous entourent, la différence saute aux yeux. Quand vous venez du Ghana et que vous passez par élubo, l’état dans lequel on trouve nos unités est dévalorisant. Du côté de Takikro, c’est pareil. A l’ouest, depuis la guerre du Liberia, c’est le dénuement total. Non seulement, les effectifs n’étaient pas au niveau, mais l’équipement faisait défaut. Il faut faire en sorte que nos unités aux frontières soient équipées conformément aux standards internationaux. 

Que fait l’Union douanière, quand on sait qu’il y a une tendance à l’uniformisation des actions douanières au niveau de la Cedeao?
N’allons pas déjà au niveau de la Cedeao. Parlons de l’Uemoa. Il y a ce qu’on appelle l’assistance administrative mutuelle. Nos administrations sœurs peuvent nous apporter des informations en la matière. Nous avons bénéficié de telles informations dans le domaine de la cigarette. Parfois mon homologue de la Guinée me dit:
«j’ai tel stock de marchandise que je sais interdite chez vous, mais on me déclare qu’elle est destinée à la Côte d’Ivoire ». Quand cela arrive, on s’organise pour intercepter cette marchandise. De la même façon, celui du Burkina Faso, m’a informé plus d’une fois, qu’il avait de la marchandise en provenance de Lomé pour la Côte d’Ivoire, mais qui curieusement transitait par son pays. Là encore, on a pris les dispositions pour aller récupérer la cargaison concernée.
En matière sucrière,nous n’avons pas encore bénéficié de cette assistance mutuelle. Nous travaillons sur l’interconnexion des systèmes douaniers de la Cedeao qu’il faut rendre effectif au niveau sous- régional. Au-delà, faudra-t-il promouvoir et intensifier la coopération ainsi que l’assistance entre les administrations douanières voisines de sorte à avoir des informations en temps réel.

Interview réalisée par
 GERMAINE BONI
Coll : GERMAIN GABO
(Stagiaire)