Photographie: Regards contemporains sur la photographie sud-africaine en temps d'apartheid

Photographie: Regards contemporains sur la photographie sud-africaine en temps d'apartheid

Photographie: Regards contemporains sur la photographie sud-africaine en temps d'apartheid

Fin 2012, New York accueillait à l'International Center of Photography et au Walther Collection Project Space deux expositions d'envergure sur le rôle essentiel qu'a joué et continue de jouer la photographie dans la construction de la nation sud-africaine. Retour sur deux projets à la fois différents et complémentaires, présentés en Allemagne (1) ce printemps 2013.

Derrière ces deux événements de taille se profilent deux noms, celui bien connu d'Okwui Enwezor, nommé récemment directeur de la Haus der Kultur de Munich, co-commissaire de l'exposition Rise and Fall of Apartheid: Photography and the Bureaucracy of Everyday Life (sur laquelle nous reviendrons en seconde partie) et celui d'Artur Walther (2), collectionneur allemand qui collabore depuis 2010 avec des chercheurs et commissaires d'exposition, pour donner forme et sens à sa collection photographique, dernièrement sous les traits d'une exposition, Distance and Desire: Encounters with the African Archive, présentée (après New York) dans son intégralité depuis le 8 juin 2013 à la Fondation Artur Walther en Allemagne.


En septembre 2012, le Walther Collection Project Space, l'extension new-yorkaise de la Fondation Artur Walther, accueillait un nouveau cycle d'expositions en trois volets (3) intitulé Distance and Desire: Encounters with the African Archive. Cette initiative a pour principal but de revisiter, à travers le regard d'artistes contemporains, les portraits ethnographiques pris en Afrique du Sud à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, à un moment où le pouvoir blanc minoritaire instaure progressivement la ségrégation raciale (4).

Cette relecture du regard photographique de l'époque coloniale par des artistes postapartheid a été initiée par l'historienne de l'art d'origine sud-africaine, Tamar Garb, professeure d'histoire de l'art à l'University College London,qui proposait déjà en 2011 une exposition sur la photographie sud-africaine contemporaine, Figures & Fictions, au Victoria & Albert Museum de Londres (5).

Pour accompagner cette relecture artistique, des conférenciers ont été invités tout au long du cycle à intervenir sur le lieu même de l'exposition et lors d'une journée d'études qui s'est déroulée le 10 novembre 2012 à la Tisch School de la New York University, réunissant d'éminents chercheurs sur l'histoire de photographie africaine, dont les riches contributions ont alimenté le volumineux catalogue d'exposition paru en mars 2013 chez Steidl (6).

Entièrement réalisée à partir des réserves de la Collection Walther, l'exposition permet de saisir comment les représentations stéréotypées des Africains à l'ère coloniale, où la photographie était d'abord utilisée comme un instrument de domination, sont matière à des réappropriations artistiques revigorantes, qui réinventent les identités, par le moyen de mises en scène et de performances où la dérision n'est jamais loin.

Le cycle Distance and Desire s'est ouvert en septembre 2012 sur une rencontre ou plutôt la confrontation de deux regards, celui, contemporain, de Santu Mofokeng, photographe à mi-chemin entre le documentaire et le conceptuel (7) et celui, oublié, d'Alfred Martin Duggan-Cronin, auteur de The Bantu Tribes of South Africa, une étude ethnographique en onze volumes publiée entre 1928 et 1954. Le projet de Duggan-Cronin était de présenter les Africains du Sud avant l'arrivée des Blancs, un peu comme l'avait fait Edward S. Curtis en photographiant les premières nations américaines, avec toutes les dérives que peuvent contenir des portraits mis en scène, afin de recréer un passé construit selon l'idéologie coloniale (8). À l'opposé de cette vision stéréotypée, Santu Mofokeng propose, dans The Black Photo Album/Look At Me: 1890-1950, un diaporama créé dans les années qui ont suivi l'abolition de l'apartheid, une série de portraits privés de familles noires sud-africaines pris dans les townships à la même époque où Duggan-Cronin réalisait sa série ethnographique. Ces portraits collectés et sauvés de l'oubli et de la destruction, dans le cadre d'un projet de recherche universitaire sur les archives (dont certains originaux étaient d'ailleurs présentés pour la première fois au public), ont pour principal objectif de combattre l'amnésie visuelle générée par la propagande qui a soutenu des décennies durant la ségrégation raciale, et de rappeler comment ces familles sud-africaines se percevaient, avant que le régime d'apartheid ne détruise l'image des Noirs en Afrique du Sud.

Si Santu Mofokeng a ouvert en quelque sorte la voie à cette relecture critique du legs visuel colonial, la deuxième partie du cycle montre combien ce questionnement est demeuré au cœur des préoccupations artistiques d'aujourd'hui. Intitulée Contemporary Reconfigurations, l'exposition collective regroupe les œuvres d'une quinzaine d'artistes principalement sud-africains comme Sue Williamson, Candice Breitz, Jo Ractliffe, Berni Searle, Guy Tillim, Zwelethu Mthethwa, Jodi Bieber, Pieter Hugo, Zanele Muholi, Kudzanai Chiurai ou encore Sabelo Mlangeni. D'autres artistes africains aux préoccupations similaires, tels que Sammy Baloji (avec une œuvre extraite de sa série Mémoire, 2006) ou Samuel Fosso (African Spirits, 2008) complètent ces "reconfigurations contemporaines" qui vont de la dénonciation frontale des "scènes et types", comme dans la série From Here I Saw What Happened and I Cried (1995) de l'artiste africaine américaine Carrie Mae Weems, à la tentative utopique d'une fusion culturelle qui abolisse tout cloisonnement identitaire, comme dans la vidéo du Sud-africain Andrew Putter, Secretly I will love you more (2007).

Cette œuvre vidéographique présente le portrait austère de Maria van Riebeeck, l'épouse du premier gouverneur hollandais de la colonie du Cap de Bonne-Espérance au XVIIe siècle. Cette femme (reconnue par la suite comme l'ancêtre maternelle des Afrikaners) a recueilli une fillette khoïkhoï prénommée Krotoa, à une époque où les Hollandais exterminaient la population khoïkhoï du Cap. Cette œuvre vidéo qui au départ se base sur des faits réels (Krotoa a bel et bien existé) imagine que Maria aimait tellement Krotoa qu'elle aurait appris à parler sa langue. Dans cette vidéo, Andrew Putter redonne vie au portrait peint de la première dame de la colonie hollandaise du Cap, pour lui faire chanter une berceuse en langue à cliques nama spécialement composée pour l'œuvre, qui aurait sonné un peu comme la langue khoïkhoï qui a disparu suite à l'extermination des Khoïkhoï. À un moment, elle chante en s'adressant à la petite Krotoa : "je t'aimerai comme j'aime mes propres enfants : secrètement je t'aimerai plus…" qui donne le titre à cette œuvre d'une grande force. Toujours dans le même registre, Andrew Putter, dans ses dernières séries, African Hospitality et Native Life (inspirée des portraits ethnographiques d'Alfred Martin Duggan-Cronin), continue de revisiter les portraits stéréotypés de l'époque coloniale pour les "re-mettre en scène avec une manière contemporaine de penser l'Afrique et l'Europe dans l'identité sud-africaine" (9).

Le troisième et dernier volet, intitulé Poetics and Politics, pose un regard attentif sur d'autres tirages d'époque (portraits, cartes de visite, livres, etc.), provenant de la Collection Walther, comme pour mieux explorer les langages visuels déployés par les photographes de l'ère coloniale : poses, attitudes et autres conventions qui, d'hier à aujourd'hui, ont circulé et pour longtemps figé les représentations du corps noir dans une vision racialisante. Toutefois, l'examen minutieux de ces archives permet aussi de nuancer le propos de ces images alimentant la différence. Ainsi, les portraits de Duggan-Cronin n'ont pas tous représenté les Sud-africains comme de "bons sauvages" qu'il fallait civiliser, et le portrait du roi Khama III figurant sur la couverture du catalogue de l'exposition vient nous rappeler à juste titre, tout comme les portraits collectés dans les townships par Santu Mofokeng, que même durant l'époque coloniale, il était possible de résister au discours dominant et de revendiquer une identité multiple et ouverte. Au tout début du vingtième siècle, le roi Khama III (1837-1923), symbole de cette résistance, pose dignement devant l'objectif d'un photographe de studio, à son retour de Londres où il était parti négocier auprès de la reine Victoria, pour défendre son royaume des pressions exercées par le magnat du diamant Cecil Rhodes désireux d'annexer son royaume. Khama III était par ailleurs connu pour avoir sauvé son royaume des menaces exercées par les Boers et les Ndebele, en se convertissant au christianisme et en faisant de son pays, le Bechuanaland, futur Botswana, un protectorat du Royaume-Uni, dont il restera le souverain jusqu'à sa mort en 1923.

Aujourd'hui, les réponses aux portraits photographiques stéréotypés de l'époque coloniale sous forme de réappropriations artistiques totalement libres et décomplexées sont toujours plus nombreuses, et ont même augmenté depuis la révolution numérique, comme le rappelle Neelika Jayawardane dans un billet sur le blogue Africa is a country (10) : Tumblr, Pinterest ou WordPress offrent désormais des plates-formes où nous pouvons activement nous engager dans la relecture des archives photographiques, questionner et refaire l'histoire à notre image. En Afrique du Sud, les jeunes générations d'artistes et d'activistes n'hésitent plus à puiser dans cette "galerie coloniale" pour jouer de diverses manières avec leur propre image, afin de repousser toujours plus loin les limites de leurs réflexions sur l'identité, à l'instar de Nomusa Makhubu qui, en 2006-2007, réalisait une série fort intéressante d'autoportraits qui ne figurent pas dans la collection d'Artur Walther, mais qui, par un jeu de projection, répondent bien aux questionnements soulevés par Distance and Desire…, "perdus à l'intérieur d'images qui aujourd'hui encore symbolisent la question du corps de la femme noire pris dans un processus de construction culturelle et de socialisation" et permettent de se réinventer tout en questionnant "le rôle des institutions culturelles telles que les musées dans l'évolution de l'Histoire" et en "[juxtaposant cette] Histoire et un certain vécu contemporain" (11).

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