Vente de café et de thé: Les “bana-bana” prennent les rues

Vente de café et de thé: Les “bana-bana” prennent les rues

Abdoulaye Traoré, 21 ans, a quitté son Mopti (Mali) natal, il y a quelque 12 mois. A Abidjan où, il réside depuis lors, “Ablo”, comme l’appellent ses proches s’est lancé grâce à des compatriotes installés dans la capitale économique ivoirienne avant lui, dans la vente itinérante de café et de thé dans la commune de Cocody. A la Riviera 2, Abdoulaye pousse une charrette à l’intérieur de laquelle sont visibles des boites de café, du citron, du lait en poudre et plusieurs récipients, notamment deux grosses carafes remplies d’eau chaude.

Le visage dégoulinant de sueur, le vêtement défraichi, le pantalon perforé par endroits, le jeune homme arpente les rues de la commune de Cocody à la recherche de sa clientèle, les consommateurs de café noir, au lait et de thé simple ou au citron. Il dit être heureux de mener cette activité qu’il a découverte il y a 8 mois. « Ce n’est pas un travail facile. Il faut marcher sous le soleil. Je suis plusieurs fois tombé malade, mais j’aime ce travail », assure-t-il.  Comme lui, Jonas Tapé est aussi un vendeur ambulant de café à Abidjan. Ivoirien, il s’est quant à lui, lancé dans cette activité, il y a plus d’une décennie.

Arborant une chasuble aux couleurs d’un fabricant de café et poussant une charrette frappée de la même marque, Jonas Tapé a des allures plus soignées. Il sillonne également la commune de Cocody. La trentaine révolue, l’homme dit n’avoir aucun complexe. « Qui a dit que les Ivoiriens ne font pas les petits métiers ? Je vis de cette activité depuis longtemps et je n’en ai pas honte, j’en suis fier », clame-t-il. Et de préciser, « Grâce à ce commerce, je nourris ma famille, je paie mon loyer, mes factures… ». 

Traoré et Tapé, deux hommes ; deux histoires. Mais, dont les destins se rejoignent dans une vie. Celle de la vente itinérante de café et de thé préparés et servis en quelques secondes, dans la rue, dans un verre jetable. Le tarif varie entre 50 et 200 F Cfa suivant les ingrédients à y mettre. « Lorsque c’est du café noir simple, le verre est à 50 F, si c’est avec du lait, c’est à partir de 100 F », laisse entendre Abdoulaye ajoutant que « les clients qui consomment le thé, demandent généralement qu’on y mette du citron ». 

Comment ça marche

Si Traoré et Tapé exercent la même activité. Ils ne semblent pas pour autant logés à la même enseigne. Le second (Tapé) dit appartenir à une société légalement constituée tandis que le premier (Traoré) est dans l’informel. « Je travaille dans une petite entreprise spécialisée dans la commercialisation de produits alimentaires.

Le patron a signé un contrat avec une grande société de la place. C’est pourquoi, tous les produits que nous vendons sont de cette entreprise », laisse entendre Jonas Tapé. Qui dit n’avoir jamais vendu un autre type de café en dehors de celui que lui livre la société en question et qu’il considère comme son partenaire. Ce que confirme Jacques Tanoh, l’un de ses responsables. « Effectivement, nous sommes partenaires à cette société agroalimentaire et c’est elle qui nous livre tout ce que nous vendons », affirme-t-il avant d’ajouter, « c’est la même société qui nous envoie les charrettes. La fabrication d’une seule charrette coûte 450.000 F Cfa. C’est fait avec du polyester ; des pneus ; elles sont renouvelées en début d’année et lorsqu’elles se dégradent, la société vient les ramasser pour les réparer », fait-il savoir.

Jacques Tanoh dit être dans la vente de café depuis au moins 15 ans. Sauf que lui, n’est pas un vendeur ambulant. Dans ses locaux, sis aux 2 Plateaux, il possède des charrettes brandées d’une marque de café bien connue ; des charrettes qu’il met à la disposition de jeunes gens à la recherche d’une activité.

Mais, en plus de mettre des charrettes à leur disposition, il leur fournit également les ingrédients nécessaires (le café, le sucre, le lait…) à la préparation du café. « Tapé est l’un des plus anciens avec qui je travaille. Au début, nous (la société) étions les seuls à Abidjan à mener cette activité. Nous étions dans toutes les communes, mais par la force des choses aujourd’hui, nous ne sommes que dans 3 communes : Cocody, Marcory et Port-Bouët » révèle-t-il. Non sans pointer la concurrence qui a cours actuellement dans le secteur. 

Au dire de Jacques, deux autres structures exerçant dans la vente itinérante de café se sont installées au fil des ans. Notamment dans les communes de Yopougon et du Plateau. Mais, en dehors des structures formellement constituées qui s’adonnent à cette activité, bien d’autres relevant de l’informel que Jacques qualifie de “bana-bana” (expression argotique désignant ce qui n’a pas de valeur), pullulent dans la ville.

Toute chose qui laisse croire que cette activité se développe et qu’elle attire de plus en plus de gens qui s’y intéressent sans chercher à savoir si c’est légal ou pas. Tapé et Abdoulaye ne sont que la face visible d’un iceberg, d’une activité commerciale qui étend ses tentacules. Alors qu’au ministère en charge du commerce, on soutient qu’elle est illégale, et que tout est mis en œuvre pour y mettre fin, nationaux et expatriés s’y adonnent au vu et au su de tous.

De jour comme de nuit, ces vendeurs ambulants sillonnent les rues de la capitale. Ils ne semblent pas inquiets, d’ailleurs sont-ils inquiétés ? Rien n’est moins sûr, d’autant qu’ils disent payer des taxes. « Personne ne peut mener une telle activité sans payer quelque chose, circuler avec un pousse-pousse à Cocody sans rien donner à la mairie ? Ce n’est pas possible. Tous, nous payons des taxes, même les bana-bana », soutient Jacques Tanoh.

Mais, comment devient-on vendeur itinérant de café? Cette activité nécessite-t-elle une formation particulière ? Et comment sont-t-ils rémunérés ? A entendre Jacques Tanoh, les choses semblent relativement simples. « Pour devenir vendeur ambulant de café, j’ai besoin de la photocopie de la pièce d’identité de l’intéressé ; une photocopie de la pièce de l’un de ses parents et ses contacts » Et de préciser, que ce n’est pas payant. « Normalement, je dois aller connaitre son lieu d’habitation. Mais, lorsqu’on a le contact d’un parent.  C’est suffisant », dit-il.

La précaution vaut certainement son pesant d’or d’autant qu’il arrive que des vendeurs véreux disparaissent avec la recette. C’est en tout cas ce que laisse entendre Jacques Tanoh : « J’ai vécu ça, plusieurs fois. Il y à peine deux jours l’un de mes vendeurs les plus sûrs a disparu avec l’argent de la recette », regrette-t-il. Mais, que des vendeurs s’enfuient avec la recette sans faire le point de la journée ne serait-il pas lié au mode de rémunération ? « Ce que doit apporter le vendeur en termes de recette est fixé en fonction de ce que je lui donne comme marchandise. J’additionne le café, le sucre, le thé, le citron, etc., en fonction de la provision, il doit m’envoyer un certain montant », indique-t-il.

A l’en croire, côté rémunération, il n’y a pas de salaire fixé par avance. Autrement dit, les vendeurs se payent eux-mêmes en fonction de leur force de vente, c’est-à-dire qu’en fonction de ce qu’ils vendent, ils ont leur rémunération.  « Plus tu vends, plus tu gagnes et si tu vends peu, tu gagnes peu », révèle-t-il. Concernant la formation, pas besoin d’un diplôme particulier pour vendre du café, selon Jacques Tanoh. Il faut juste en avoir la volonté et savoir s’exprimer en français. Il assure tout de même qu’il leur apprend à préparer le café en mettant l’accent sur l’hygiène.

D’ailleurs, Jacques Tanoh, dit être très regardant sur la qualité de l’eau utilisée pour préparer le café. « Tous les matins, ils prennent l’eau d’un robinet que j’ai fait installer spécialement dans nos locaux. Et c’est cette eau que mes vendeurs utilisent pour la préparation du café » souligne-t-il. Si pour mener leur activité, certains vendeurs de café et de thé s’approvisionnent en eau dans des endroits salubres et bien entretenus, ce n’est pas le cas pour d’autres.

Attention danger : on consomme l’eau des Wc publics !

Ibrahima Diakité habite Anono, village atchan (Ebrié) dans la commune de Cocody. Il loue l’une des charrettes de Soumaila Cissé, son ami. « Je travaille avec cette charrette depuis un an. Chaque jour, je paie 1000 F au propriétaire (Soumaila Cissé Ndlr) qui dispose d’environ une trentaine de charrettes qu’il loue à des vendeurs itinérants de café comme moi », fait-il savoir.

Si l’état de sa charrette et des récipients lui servant à préparer le café laisse à désirer, que dire alors de ce Wc public où il recueille et chauffe l’eau qu’il utilise ? Une véritable “porcherie” aux odeurs fétides qui ne semble guère émouvoir le jeune vendeur. Si l’eau est recueillie à partir d’un tuyau branché à un robinet en dehors du Wc, c’est à l’intérieur de ce local nauséabond qu’elle est chauffée.

A quelque 2 mètres de ces cuvettes dans lesquelles viennent uriner et déféquer des passants souvent pressés de sortir après s’être soulagés, sont installées deux bouteilles de gaz (faitout) sur lesquelles sont posées 2 casseroles. Que font-elles là ? Qui a le courage de faire la cuisine dans un endroit aussi puant ? Renseignement pris, cet arsenal de cuisine sert à chauffer l’eau qu’utilisent certains vendeurs de café et de thé pour leur commerce. Plusieurs charrettes stationnées à l’entrée de ce Wc public, en témoignent.

A la question de savoir pourquoi, c’est dans un Wc public qu’il recueille et chauffe l’eau qu’il sert à ses clients, le jeune homme répond d’un air insouciant: « C’est ici que je prends l’eau d’habitude, en plus ce n’est pas cher. Je paie seulement 50 f chaque fois que je viens me ravitailler », laisse-t-il entendre avant de poursuivre, « je ne suis pas le seul. Nous sommes nombreux à venir ici ».

En fait, pour lui il n’y a rien d’anormal à utiliser l’eau d’un Wc public pour préparer le café et le vendre aux consommateurs. Bassirou, le tenancier de ce Wc public est tout aussi serein lorsqu’il affirme : « Moi, je cherche l’argent. Celui qui demande de l’eau, je lui vends ». Mais, chose curieuse, Bassirou n’a pas de compteur Sodeci. Un tuyau le relie à une habitation proche. « C’est quelqu’un qui me vend l’eau ici. Chaque mois, je lui verse un certain montant…Si je ne paie pas, je n’aurai plus l’eau », précise-t-il. Il bénéficie donc d’un branchement anarchique pour lequel, il ne semble nullement inquiet. Au-delà, un questionnement ne peut être éludé.

Ibrahima et Bassirou sont-ils conscients des risques sanitaires qu’ils font courir à ces consommateurs de café et de thé qui n’ont sans doute pas idée que l’eau utilisée pour préparer ces boissons dont ils raffolent provient d’un Wc public malodorant et mal entretenu ? Apparemment non. Bien au contraire, Ibrahima, le vendeur de café n’y voit aucun inconvénient. C’est le cadet de ses soucis.

D’ailleurs, se justifiant il soutient mordicus qu’aucun consommateur ne s’est jamais plaint de son café. « J’ai de nombreux clients que j’ai réussi à fidéliser et je passe les servir tous les jours, à des heures précises. Ils ne m’ont jamais fait savoir que mon café leur a donné une quelconque maladie », clame-t-il.

De son coté, Bassirou, le tenancier du Wc public défend la qualité de son eau même s’il affiche un air quelque peu embarrassé. « C’est l’eau de Wc public, mais c’est de l’eau de robinet. Ça ne quitte pas dans un trou de Wc », clarifie-t-il. Et d’ajouter, « Abidjan ici, chacun se cherche. On se débrouille pour vivre ». L’argument selon lequel parce que l’eau ne sort pas d’un trou de Wc public, donc elle serait nécessairement de bonne qualité est battu en brèche par le Dr Kouadio Richard, médecin exerçant dans une clinique privée de la place.

« Les conditions dans lesquelles, l’eau est recueillie peut en impacter sa qualité. L’eau peut être contaminée par des bactéries et agents pathogènes lorsqu’elle est exposée dans un environnement malpropre et insalubre », souligne-t-il. Avant de tempérer, « heureusement que l’eau est chauffée. On peut donc estimée que la forte température tue les bactéries, mais, les carafes qu’ils utilisent n’étant pas toujours propres, il y a fort à craindre que cette eau chauffée ne soit contaminée à mesure qu’elle refroidit ». D’ailleurs, précise-t-il, la saleté, le manque d’hygiène sont à l’origine de nombreuses pathologies telles que la dysenterie, la fièvre typhoïde et bien d’autres.

Certains consommateurs s’en délectent, d’autres s’en méfient

S’il est vrai que le café et le thé préparés et vendus dans la rue, sur des charrettes le sont dans des conditions d’hygiène qui laissent souvent à désirer, il n’en demeure pas moins que des Abidjanais en louent les bienfaits. A l’instar de Moustapha Maïga, apprenti Gbaka sur la ligne Adjamé-Abobo.

Particulièrement élogieux lorsqu’il parle du café noir, ce dernier fait savoir que cette boisson lui apporte beaucoup d’énergie. « Je suis inspiré quand je prends le café noir. En plus, ce n’est pas cher et c’est shap-shap (rapide Ndlr). On n’a pas besoin de s’asseoir pour attendre. On prépare ça sur place et tu prends en même temps. Actuellement, on n’a pas le temps, donc on aime quand tout se fait vite ». Et d’ajouter, qu’après avoir pris ce café tôt le matin, il n’a pas faim et cette boisson lui permet de travailler jusqu’à 15h et parfois même au-delà.

Quant à Henri Allou, un ébéniste à la Riviera Palmeraie, il estime que le thé au citron l’aide à combattre certaines maladies. « Quand je me sens fatigué, quand je sens un début de palu. Je ne cherche pas loin. Le thé de mon ami Ibrahim me fait du bien », dit-il avec sourire. Stéphane Ahiman n’est pas de cet avis. Il considère que le café et le thé vendus à la sauvette ne sont pas de bonne qualité. « Souvent, leur café a un goût bizarre. J’ai goûté une fois, je n’ai pas aimé et je crois que ce n’est pas de bonne qualité » pointant le manque d’hygiène de certains vendeurs qui ne donneraient pas l’envie de consommer leur café.

Autre chose, certains habitants de Cocody à l’instar de Stéphane Ahiman disent ne pas comprendre que ces vendeurs soient autorisés à exercer leur activité dans leur commune qui dans l’imaginaire collective, est considérée comme une commune huppée et où, un point d’honneur est mis à assurer l’hygiène et la salubrité. « On ne devrait pas laisser ces gens circuler à Cocody. Leur pousse-pousse sales, mal entretenus ainsi que le manque de propreté des vendeurs eux-mêmes ternissent l’image de la commune » pense-t-il. D’ailleurs « qui nous dit qu’ils ne vendent pas des substances prohibées telles que la drogue dans leur pousse-pousse ?» s’inquiète-t-il.

À son avis, il convient donc de mettre fin à ce commerce qui représenterait un danger pour les consommateurs là où,  pour Maimouna Konaté, commerçante, « le tout n’est pas d’interdire. Je pense qu’il vaut mieux les organiser et les encadrer », car poursuit-t-elle, cette activité n’est pas mauvaise en soi. « Non seulement des gens y gagnent leur vie, mais, elle permet de booster la consommation locale du café, une culture dont la Côte d’Ivoire est l’un des plus grands producteurs au monde » argumente-t-elle. Comme elle, César Amani ne milite pas en faveur d’une interdiction, mais plutôt pour qu’il y ait un contrôle de ce qui est vendu. « Il faut se rassurer que ce qu’ils vendent n’est pas du Café contrefait ou périmé », conseille-t-il.

FRANCIS KOUAMÉ


Un coup de pouce à la consommation locale ?

De sources officielles, depuis janvier 2019, la Côte d’Ivoire est le onzième exportateur mondial de l’Arabica et du Robusta confondus, alors qu’un an plus tôt, le pays se positionnait au seizième rang mondial. Sur la scène africaine, Abidjan est passé du troisième au second rang, derrière l'Ethiopie. Même si ces performances sont bien modestes par rapport à ce qu’elles étaient dans les années 1980 et 1990, où le pays pointait au troisième rang mondial et premier rang africain, il reste tout de même l’un des plus gros producteurs mondiaux de cette culture.

Paradoxalement, la consommation locale n’est pas encore satisfaisante même si de sources proches du conseil café-cacao, le taux de consommation locale de café en Côte d'Ivoire augmente de 8% chaque année et que cette consommation devrait absorber à peu près 30% de la production nationale d’ici 2020.

Si cette augmentation du taux de consommation locale est étroitement liée aux actions de promotion du conseil café-cacao, il ne serait pas insensé d’y voir des retombées de la vente itinérante. Surtout que cette dernière peut être considérée comme le prolongement du phénomène des café “Aboki”.

En effet, avant que n’apparaissent ces vendeurs ambulants, le café “aboki” avait pignon sur rue. Le café “aboki”, c'est le café servi en général dans les kiosques. C’est à partir des années 1980-1990, que ces espaces ont vécu leur printemps. Hier et aujourd’hui, on peut apercevoir des stands où sont servi ce fameux café, très tôt le matin ou tard dans la soirée.

F. KOUAMÉ