Ouattara Watts : « Ma rencontre avec Jean Michel Basquiat »

Ouattara Watts : « Ma rencontre avec Jean Michel Basquiat »

Ouattara Watts : « Ma rencontre avec Jean Michel Basquiat »

En quelle année arrives-tu à Paris ? Qu’est-ce que tu y faisais ? Comment as-tu effectué  le passage Paris-New-York ? Les conditions de ton accueil et de ton insertion ?

 J’ai quitté la Côte d’Ivoire en 1977 pour Paris où je me suis inscrit à l’Ecole Nationale des Beaux-arts. Dans cette école, il y avait d’autres Ivoiriens qui avaient fait les Beaux-arts à Abidjan à qui je n’étais pas lié. Ils avaient un style sur lequel ils travaillaient. Quant à moi, mon travail était tellement différent qu’il n’était pas accepté par le Prof. Yankel

Yankel, le tuteur des artistes du mouvement vohou-vohou à l’Ecole des Beaux-Arts, était un artiste et un pédagogue marqué par les idées de mai 1968.

J’ai persévéré parce que je bénéficiais des conseils d’autres professeurs avec qui j’échangeais, notamment ceux de gravure et de peinture. Ces derniers n’étaient pas bien installés comme Beuys en Allemagne qui était quelqu’un de pointu.

A cette époque, je ne faisais pas d’exposition. C’était seulement l’école. Je n’étais pas en fin d’études. Après l’école, puisque je ne connaissais pas le milieu professionnel des arts à Paris, je suis resté dans les Beaux-arts. Je faisais partie des meubles de l’école. J’étais copain avec le gardien, le directeur, avec tout le monde. Le Directeur de l’époque, c’était Casanas.

J’ai rencontré Casanas à  l’Ecole des Beaux-Arts quand je commençais mon étude sur Lattier. C’était quelqu’un de gentil. Il m’a permis d’accéder aux archives.

Je lui avais écrit pour lui dire que je voulais étudier les Beaux-arts à Paris. J’ai encore la réponse qu’il m’a donnée : une lettre très motivante.

Avant de partir à Paris, qu’est-ce qui t’a poussé à faire les Beaux-arts ?

Il y avait l’encouragement des amis. Mais, j’ai toujours aimé les Beaux-arts, la culture… Et aussi peut-être que le Nord de la Côte d’Ivoire, ma région a ce côté mystique qui m’a stimulé sans que je ne m’en rende compte. Ce que je sais, c’est que j’ai fréquenté la bibliothèque du Centre Culturel Français. C’est là que j’ai connu les œuvres de Picasso, de Modigliani, etc. Il fallait donc aller à Paris et voir Montparnasse.

Quand je suis arrivé à Paris, les années 1920 étaient révolues. Après être sorti de l’Ecole, il y avait le système des galeries. Je me suis lié d’amitié avec un groupe de jeunes artistes français. Parmi eux, j’étais plus proche de Jérôme dont le nom d’artiste était Basserode ( ?). C’est avec lui que je visitais les galeries. Au départ, les galeries n’accordaient pas d’intérêt à mes œuvres. À cette époque, l’art africain contemporain n’était pas connu. Mais, progressivement, des gens du milieu ont commencé à apprécier le sérieux de mon travail même si cela n’a pas changé la situation. Je ne vendais pas, mais par contre, mon avis comptait : quand je disais d’un artiste français qu’il était intéressant, les galeries,  les amateurs se jetaient sur lui sans hésitation.

Je comprends parfaitement cette situation. Moi, je suis parti à Paris en 1978 comme étudiant à la Sorbonne. J’avais un copain sculpteur : Adamah Ekué. De temps en temps, on allait ensemble à des expositions. J’étais surpris : c’était dans des espaces tout petits pour plusieurs artistes qui venaient chacun avec deux ou trois œuvres qu’ils accrochaient. Et, tu comprenais que c’était très dur pour les artistes africains.

C’était vraiment dur. Les amis autour de moi ne savaient même pas si je mangeais ou pas. Les années ont passé et j’ai commencé à rencontrer les collectionneurs qui m’ont énormément aidé. J’ai rencontré un collectionneur russe qui appréciait mon travail et m’achetait des œuvres. Cela m’a aidé à poursuivre la création. Il s’appelait Oleg.  Quand il venait acheter les œuvres, c’était la fête. C’est Oleg lui-même qui organisait la fête. C’était de la folie.

J’ai ensuite rencontré, par l’intermédiaire d’un ami artiste, une femme qui était critique d’art : Gaëlle Goldschmidt. Elle était independant curator. Elle a monté une exposition appelée Cassis ( ?). Oleg m’a introduit à un ami à lui. Les choses ont décollé ainsi dans les années 1984-1985. Des collectionneurs et des critiques sérieux ont commencé à s’intéresser à mes créations.

Nicolas Bourriaud[1] et Auguste Mimi Eyrol[2] font partie des rencontres heureuses que j’ai eues. Ils ont soutenu mon travail. Nicolas m’a mis en contact avec Olivia Putman qui est ensuite devenue mon agent à Paris… Et Gaya Golcimer venait chez moi acheter des tableaux, de même que Claude Picasso. Mme Golcimer m’a inscrite dans l’une de mes premières expositions importantes.

En 1986, Jack Lang avait organisé des expositions au cirque d’hiver. Une espèce de multiculture réunissant des artistes d’horizons divers (français, africains, asiatiques, etc.) poussait. J’ai participé à cette manifestation importante.

Un responsable de la Rochelle m’y a invité pour une exposition. J’y ai fait deux rencontres importantes : celle de Philippe Lyotard, le comédien, et celle d’Assane Diop d’Afrique Presse sur RFI. Ce fut le début de l’amitié entre Assane et moi. Au même moment, il y avait le festival de musique que Jean-Louis Foulquier[3] organisait à la Rochelle.

Nous sommes au cœur des années Mitterrand.

Effectivement et précisément en 1986.

Mon ami Basserode  travaillait le jour dans un studio qu’on lui avait prêté sur les quais de la Loire. N’ayant pas de studio, je lui ai proposé d’y travailler les nuits, il a accepté. C’est là que j’ai réalisé de grosses pièces comme mes quatre premières bâches.

Comment l’idée des grandes pièces te vient ?

Je pense que c’est lié à l’idée du cosmos, d’espace, de matière cosmique… Je viens d’une tradition baignée dans l’esprit du cosmos. On m’a toujours dit que l’artiste ne relève pas d’une région mais de l’universel.

Il faut beaucoup d’assurance pour investir  les grandes surfaces…

Oui, je me sens très à l’aise dans les œuvres de cette envergure.

Est-ce que pendant toute cette période de 1977 à 1986, tu es revenu en Côte d’Ivoire 

Je suis revenu deux fois. Quand tu sors des Beaux-arts, tu perds ton statut d’étudiant. Le visa d’étudiant que j’avais ne me permettait pas de travailler. Il fallait rester étudiant éternellement. Mais, il s’avérait nécessaire de sortir de cette situation.

Donc, tu commences à faire des bâches. Mais, est-ce que tu as l’occasion de les exposer ou d’en vendre ?

Quand j’ai réalisé mes bâches, j’ai participé à de grandes expositions collectives. J’en ai vendu une ou deux et j’ai conservé le reste.

Et Jean-Michel Basquiat, vient-il à cette époque ou plus tard ?

Jean-Michel vient un peu plus tard. En fait, après avoir monté les bâches, j’ai invité les collectionneurs et les marchands de la scène artistique parisienne à qui je les ai montrées.  Ils étaient tous encore hésitants.

C’est compliqué, il y a comme une force qui te motive. En même temps, il est arrivé que des marchands privés, venus dans mon studio aux quais de la Loire, me demandent d’arrêter de peindre parce qu’ils trouvaient mon travail sans intérêt. J’ai persévéré et quelques mois après, ces mêmes personnes trouvaient ce travail merveilleux. Ils allaient même jusqu’à s’interroger comment l’importance de ce travail  a pu leur échapper. Si je les avais écoutés, ma carrière aurait été brisée J’ai continué à travailler puisque la mère et la fille Putman, Claude Picasso et Oleg continuaient à m’acheter des toiles. Je pouvais vivre de mon travail d’artiste.

Je rencontre Jean-Michel Basquiat par hasard à son vernissage chez Yvon Lambert. C’était drôle parce que c’était la première fois que je voyais dans une galerie parisienne un brassage de Blancs, de Noirs et d’Asiatiques. J’y étais avec des amis. Jean-Michel vient vers nous. Je ne le connaissais pas. Des amis me le présentent. Quelques instants après, je vais vers lui. Il me demande ce que je fais. Je lui dis que je suis artiste. Il me dit qu’il aimerait voir ce que je fais. Et tout de suite. Je n’en revenais pas parce le vernissage de son expo était en cours.

On sort de l’expo qui continue sans nous. En compagnie d’un ami sénégalais et d’une collègue artiste, on s’installe dans la limousine de Jean-Michel. Chemin faisant dans le véhicule, il me demande d’où je suis. Je lui réponds de Côte d’Ivoire. Il me dit qu’il était en Côte d’Ivoire en 1986 et que le lieu qui l’avait plus, c’était Korhogo. J’avais l’impression de rêver. Mon ami sénégalais lui aussi n’en revenait pas.

Nous sommes arrivés à mon studio du XVIIIe Arrondissement. L’important dans cette visite est que durant l’été, j’avais travaillé farouchement. J’avais achevé de nombreuses œuvres. Jean-Michel est très décontracté. Il regarde tous mes travaux. Il y avait une toile que je n’avais pas achevée qui lui plaisait particulièrement. Après cette visite surprise, on devait retourner à son vernissage. Il propose qu’on parte faire la fête ailleurs.

Quand nous sommes finalement retournés à l’exposition, il était trop tard. Un mot avait été laissé sur la porte avec une adresse. L’adresse de la réception qui avait lieu chez Jean-Charles. Nous nous sommes rendus à cette réception au domicile d’un célèbre couturier. Du beau monde dont le galeriste Yvon Lambert. Jean-Michel est entré dans la salle. Il a pris une bouteille de champagne et quatre verres. Il nous a servis. On s’est éclaté. Une belle soirée.

Les amis et moi, on s’est retiré aux environs de trois heures du matin. Pour nous, l’aventure s’arrêtait à ces merveilleux moments du samedi. Mais, le lendemain dimanche, comme d’ailleurs tous les autres qui suivront, Jean-Michel passe me chercher. Il avait appelé Yvon Lambert ce dimanche qui, à son tour, joignit Andrée qui savait où me trouver, me sachant l’ami de Nicolas Bourriaud. Nicolas leur avait donné mon contact.

Très tôt le matin, Jean-Michel m’appelle pour demander mon adresse qu’il remet à son chauffeur. Deux minutes seulement après, il était devant ma porte. J’ouvre et il entre. Enthousiaste, il dit être venu revoir les peintures. On a commencé à discuter. J’ai alors appelé Auguste Mimi Errol et quelques autres amis. On a passé une superbe soirée. Arrivé depuis 09 heures du matin, Jean-Michel n’a pris congé de nous qu’à 11 heures du soir. Il allait pour une exposition à Dusseldorf en Allemagne.

Jean-Michel est parti à Düsseldorf pour des expositions. Il est revenu à Paris. Nous sommes allés ensemble voir  une expo consacrée à Twombly Cy. Il m’a ensuite appelé pour l’exposition de Julian Schnabel. Quand je suis passé à la galerie, ni Julian ni Jean-Michel. J’ai pu rencontrer l’assistant de Julian qui avait monté l’exposition. Julian et moi on se rencontrera plus tard à New York.

A quel moment Basquiat te demande-t-il de venir à New York ?

Cela se passe bien plus tard. Un jour, alors qu’il quittait Paris, il me demande si je n’avais de photos. Je lui ai répondu que j’en n’avais pas et que je disposais seulement de transparents.

C’est-à-dire les diapos.

Il en a prises quelques-unes avec la bâche qu’il aimait et il est parti. Bruno Bishoberger était le marchand de Jean-Michel Basquiat. C’était également le représentant de Schneider, de Clemente, de Miguel Barcelo, etc. Le marchand de Jean-Michel m’a appelé pour me dire qu’il trouvait le travail intéressant et qu’il était nécessaire que  je vienne à New York avec les œuvres. C’est ce que j’ai fait. Un ou deux mois après, il m’a envoyé le billet d’avion. Je me suis rendu à New York. J’étais l’hôte de Jean-Michel. Bien qu’il avait travaillé toute la nuit, il m’avait attendu avec sa limousine à l’aéroport jusqu’en début d’après-midi pour m’accueillir. Je suis arrivé avec une amie à moi, Patricia. Les peintures étaient enroulées dans un tube. Jean-Michel lui-même se saisit des toiles qu’il porta sur ses épaules jusqu’à la limousine.

Nous sommes arrivés à la galerie, à Manhattan. Le lendemain de mon arrivée était jour de vernissage d’une des expositions de Jean-Michel. Il installait ses pièces. Je rentre avec mes bâches. On propose de mettre les bâches dans le storage et qu’on les voie plus tard parce que le lendemain était le jour de Jean-Michel. Quand Jean-Michel sort du bureau, il demande d’ouvrir les bâches. Tous ceux qui étaient présents dans la galerie viennent les découvrir. Parmi eux, Ricard qui avait produit de nombreux écrits sur Jean-Michel. Ils appellent Keate Haring[4]. Tous sans exception apprécient la qualité du travail. Ensuite, on m’a conduit à ma chambre chez Jean-Michel.     

 

Interview réalisée à Abidjan, le 3 septembre 2013

Par le Professeur Yacouba Konaté (Président honoraire de l’Association internationale des Critiques d’art)

 

 

 

 

[1] Nicolas Bourriaud, né le 13 avril 1965, est un commissaire d'exposition, historien de l'art et critique d'art français, spécialisé dans l'art contemporain.

[2] Auguste Mimi Eyrol, critique et commissaire d’exposition vivant et travaillant désormais à Abidjan.

[3] Jean-Louis Foulquier, 24 juin 1943- 10 décembre 2013 à La Rochelle. Homme de radio, animateur et producteur.