Connaissance du Zahouli: Un moment d'instruction sur le masque et sa prestation à travers des clés d'appréciation

Connaissance du Zahouli: Un moment d'instruction sur le masque et sa prestation à travers des clés d'appréciation

Connaissance du Zahouli: Un moment d'instruction sur le masque et sa prestation à travers des clés d'appréciation

« Le Zahouli, masque prodigieux par sa morphologie féérique et par sa prestation trouve sa matérialité dans la manifestation phénoménologique de mythes qui ont présidé à sa naissance et sa pérennité. Il    est né d’un croisement de mythes et de faits sociaux », a indiqué Tououi Irié Ernest, Professeur titulaire à l’Université Félix Houhouët-Boigny de Cocody, spécialiste de la littérature et de la tradition orale africaine, a animé une conférence de presse, le mercredi 24 octobre 2018, à la Rotonde des arts contemporains sur  le Zahouli.

Pour lui, l’enjeu de cette prestation scénique, au-delà de l’expression de la perfection, vise à mettre en relief la matérialité de toute une philosophie existentielle telle que conçue dans la pensée gouro. Suivre la vidéo de la prestation scénique

S’inscrivant dans le cadre des activités de l’Academie des sciences, des arts, des cultures d’Afrique et des diasporas africaines (Ascad), et précisément de sa Commission des affaires culturelles et sociale présidé par le Pr Yacouba Konaté, cette conférence a été suivie d’une prestation du Zahouli. Au cours de la coférence de presse, le Pr Tououi Irié a partagé un précieux moment d’instruction à travers le Zaouli.

Cette activité comme l’a indiqué le Pr Konaté est une invitation à faire plus ample connaissance avec le Zahouli, un atout de la culture nationale ivoirienne, patrimoine  culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco, en 2017. Ci-dessous l’intégralité de sa communication portant sur "LE ZAHOULI : UN ELEMENT TRANSTEXTUEL ET TRANSCULTUREL"

Salif D. CHEICKNA

salifou.dabou@fratmat.info

 


 Le Zahouli : Un élément transtextuel et transculturel

Introduction


Il est admis chez les peuples d’Afrique noire que la vie est régie par deux univers en vertu de la théorie des mondes parallèles : le  monde sensible dans lequel vivent les hommes, les animaux et les plantes d’une part, et d’autre part, le monde cosmique des esprits et de tous les êtres dont la manifestation de la vie se réalise par la spiritualité. Ces deux mondes rythment la vie sociale chez les Gouro[1] de Côte d’Ivoire en lui conférant de multiples possibilités d’expression à travers chants, masques, danses masquées, rites funéraires, travaux champêtres, récoltes, bref, tous les aspects de la vie.

Quant aux danses, elles se subdivisent en deux catégories : les danses sacrées d’une part (Djè, Djin, Loh, Vroh) et d’autre part, les danses profanes ou danses de réjouissance.  Ces deux catégories comprennent également les danses masquées et les danses non masquées.

Les danses masquées profanes ou danses de réjouissance se déclinent chez les Gouro en une diversité : le Djéla, le Flaly, le Bei Péénin (Bgopinfla), le Pawè(Tibéita) entre autres,  et surtout le Zahouli, le masque le plus célèbre du pays gouro qui nous intéresse précisément dans la présente réflexion.

La morphologie du Zahouli présente trois entités d’une symbolique parfaite renvoyant au mythe de la genèse : le serpent, l’homme et certains animaux.

 Ces trois entités se conjuguent d’abord entre elles pour former une harmonie parfaite, une osmose dans laquelle n’existe aucun règne et où disparaît tout système de prédation. En se présentant sous cet angle, le Zahouli constitue certainement la projection d’un mythe fondateur dans lequel, au commencement de l’univers, tout se tenait en équilibre. La parfaite adéquation entre le mythe, le masque et la danse donne à la société gouro globale l’allure d’un système fonctionnant par la pensée symbolique,  une philosophie achevée, une œuvre à la finition d’une excellente qualité, car  «  avec les Gouro, nous approchons du centre de la Côte d’Ivoire où se sont développés, dans le cadre des civilisations d’un tout autre type que celui des grandes forêts du Sud-ouest, des arts de haute valeurLes masques Gouro des régions de Zuénoula, Vavoua et Bouaflé sont à juste titre rangés parmi les produits les plus réussis des arts plastiques ivoiriens. »[1].

C’est un art au service du groupe social, un art pour servir l’homme. En dramatisant le mythe pour le présenter sur la scène par le canal du Zahouli, forme allégorique d’une déesse de la beauté, l’art gouro et précisément la sculpture participe à la réinsertion de la pensée actuelle dans la pensée cosmique où les actes des dieux avaient valeur de dogme.  Il en est ainsi parce que dans ses  rapports à la société, le masque permet d’établir ce lien cosmique entre l’univers et l’humanité comme dit Bohumil Holas :

« Au départ de sa prodigieuse carrière, le masque africain, se présente comme un auxiliaire liturgique ayant pour mission essentielle d’actualiser les événements du mythe de la création et d’en figurer les principales déités, en d’autres  mots : d’assurer, en le rendant présent, les contacts communiels de l’homme avec les sacré »[3] 

Au regard de sa renommée et de tous les mythes qui tentent d’expliquer son étiologie, ses pas de danse, sa prestation scénique et sa réception globale en tant que valeur culturelle, il est nécessaire d’analyser, à partir d’informations reçues de traditionalistes du pays gouro, les divers aspects de ce masque.

Quelle est finalement la carrière artistique du Zahouli en termes d’espaces culturels et de temps ?

Pour mieux appréhender les diverses possibilités de lecture du masque Zahouli, nous avons interrogé des traditionalistes qui ont été soit témoins de l’histoire de ce masque, soit acteurs de son parcours artistique à partir de méthodes d’enquête de terrain.

Notre démarche se décline par ailleurs en trois axes :

  • l’étiologie et la réception du Zahouli ;
  • la prestation scénique, sa philosophie et ses interférences.

 

I- ETIOLOGIE DU ZAHOULI

Les informations reçues sur l’origine du Zahouli ne font pas l’unanimité et offrent finalement plusieurs variantes de récits retraçant la genèse de ce masque. Par conséquent et dans un souci d’objectivité, il est nécessaire de les présenter tous afin de tirer les conclusions  subséquentes au croisement de ces données.

1-Mythe fondateur

Contrairement à cette genèse du Zahouli révélée par un de ses membres fondateurs, d’autres sources indiquent qu’il résulte d’un mythe que voici. Ce mythe a pour trame l’histoire pathétique d’une jeune fille nommée Zah.

 En voici un résumé succinct livré par Sahou Bi Botty[4].

Zah était l’unique fille d’un homme. Sa beauté féérique impressionnait toute la communauté au point que sa renommée dépassa les frontières de sa région d’origine  (Zara bi Sehifla/Gohitafla). Toute la région ainsi séduite par cette admirable beauté parlait de Zah élogieusement et permanemment. Cependant, un jour, à la suite d’une courte maladie, Zah décède subitement. Cette situation dramatique qui rend son père (Djèla) malheureux et inconsolable au point que partout il passait, il pleurait sa fille défunte. Elle fut enterrée dans la douleur car personne ne voulait se séparer d’elle. Mais le plus affligé, c’était naturellement son père qui ne pouvait s’empêcher de pleurer à chaque occasion de rencontres des jeunes filles du village. La vue de ces filles lui rappelait toujours le souvenir de Zah. Il la pleurait partout : au village, au campement, au marigot, à la chasse, etc…  Bref, cette mort tragique de sa fille le hantait.

Un jour, au cours d’une partie de chasse, il se mit à pleurer abondamment et était inconsolable. Il pleurait tellement que l’esprit (revenant) de sa fille lui apparut  sous la forme d’un serpent. Celui-ci le consola.

Cependant, pour qu’il cesse définitivement de pleurer, le serpent vomit sept masques à l’effigie du visage de Zah, sa fille défunte. Le serpent lui révéla par la suite que ces masques devraient faire l’objet d’une danse, la  future Djèla Lou Zahouli. C’est pourquoi, il en montra aussi les pas de danse.

Mais en réalité, l’objet de cette danse masquée consistait à pérenniser le souvenir de la beauté légendaire de la fille défunte. Cet  homme, Djèla, révéla toutes ces informations par la suite à ses co-villageois. Ainsi naquit la danse Djèla Lou Zahouli qui est couramment appelé Zahouli.

2-Origines anthropiques

L’une des sources situe le Zahouli dans le temps réel des hommes à partir de faits historiques et sociaux susceptibles de l’insérer dans l’axe du temps, donc dans une perspective diachronique. Il s’agit de la version livrée par Zamblé Bi Zamblé Gaspard.[5] Selon lui, la naissance du Zahouli pourrait se situer autour des années 50. Il a été créé par un groupe d’amis de sept personnes[6].

Un jour, à l’occasion d’une cérémonie funèbre à Zirifla (Zuénoula) comme il en existe beaucoup chez les Gouro, ces sept amis, plus bien d’autres ressortissants de Zara Bi Sehifla, se sont rendus à Zirifla pour participer activement à des obsèques. Au cours de celles-ci, un masque nommé Blou (hernie en langue gouro) va particulièrement les marquer grâce à sa légendaire  prestation et son talent. Mais Blou est un masque au visage hideux qui contraste avec le talent dont il fait montre.

Les sept amis décident donc de fonder la même danse à Zara Bi Séhifla à la différence qu’ils changeront la morphologie du masque en le taillant à l’effigie d’une femme nommée Klanin (petite cuvette). Ces masques étaient trois au départ : Zahouli Lou Klanin, Zahouli Lou Monhon, Zaleklou ayant un épervier et un serpent sur la tête[7] ).

Après avoir taillé les trois premiers masques, ils passeront un an et six mois en brousse pour apprendre les pas de danse et les rythmes de l’orchestration. C’est après cette initiation qu’ils feront leur première prestation sur la place publique du village. 

Sur la désignation du masque, selon cet informateur, le  masque Zahouli a été baptisé ainsi par ce qu’il  est considéré comme la fille aînée de Djèla.[8]

Par la suite, ils complèteront les trois premiers masques, avec quatre autres : Zamblé, Gou, Bognan Lou Zeli et Mami Watta qui porte sur sa tête sept serpents en train d’être séduits par cette déesse des eaux elle-même. Ainsi, s’acheva la mise en place et la fixation définitive des codes de Djèla Lou Zahouli.

II-TYPOLOGIE  ET MORPHOLOGIE DU ZAHOULI

  • Typologie

Il s’agit ici d’indiquer les différents types de cette œuvre d’art.

En fonction de leur morphologie telle qu’elles sont révélées par la tradition orale gouro et précisément le mythe du Zahouli, les masques sont taillés par un sculpteur de talent exceptionnel et se déclinent en sept variantes :

  • Zahouli Lou Klamin ;
  • Zahouli Lou Monhon ;
  • Zahouli Lou Zaleklou ;
  • Zahouli Lou Zamblé ;
  • Zahouli Lou Gou ;
  • Bongnan Lou Zeli ; 
  • Mami Watta. 

Ces sept masques qui constituent les types originaux de Zahouli sont porteurs de messages spécifiques. Ils reflètent de ce fait un discours particulier qu’il est nécessaire de mettre en relief.

Le premier, Zahouli Lou Klanin est taillé à l’effigie de cette femme éponyme. Son visage, d’une beauté féérique, est irradié avec l’harmonie des couleurs (bleue, noire, rouge, jaune). Ce savant dosage de couleurs confère au masque un éclat particulier. Le deuxième, Zahouli Lou Monhon porte aussi le visage de la femme dont elle a le nom et obéit aux mêmes traits artistiques de conception morpho-philosophique que le premier. Il a lui aussi un visage rayonnant de beauté.

Le troisième, Zahouli Lou Zaléklou a un visage identique aux deux premiers. Ce qui le particularise, ce sont les figurines qu’il porte au-dessus de sa tête. Celle-ci est ornée d’un oiseau (épervier) ayant la patte droite dans la bouche d’un python. Cette image est en réalité, selon nos informateurs, l’épilogue d’un conte que voici. Autrefois, les animaux mangeaient par grandes familles.

Ainsi, les prédateurs avaient leur unité de résidence qui était par la même occasion leur espace de partage. Les herbivores possédaient aussi leur principe de partage. Un jour, après une partie de chasse fructueuse, on partagea le butin aux  carnassiers par grands groupes. L’épervier et le python faisaient partie du même groupe. Et la distribution de ce butin fut faite par sous-section. L’épervier décida d’aller faire le partage de leur part sur la cime d’un fromager. Par surprise, il s’empara du butin avec ses grosses serres et s’envola. Seul, il dévora toute cette provision, privant ainsi le python de subsistance. Celui-ci, affamé, rampa jusqu’à la base du fromager où s’était perché l’épervier pour réclamer en vain sa part de viande.

Mains en retour, il ne reçut que railleries et quolibets de l’épervier qui était convaincu que le python  ne pourrait jamais l’atteindre à la cime du fromager. Le python, las d’attendre se retourna pour aller chercher la solution de son problème ailleurs. Par coup de chance, le python put se procurer du gibier qu’il consomma abondamment et alla se coucher dans le lit d’une rivière pour digérer.

Un jour, l’épervier eut soif et s’envola en direction de la rivière pour s’abreuver. Une fois à l’endroit, il se posa sur le python, confondant celui-ci à un morceau de bois sec et se mit à boire goulument. C’est à cet instant d’inattention que le python, d’un coup vif de crocs, le saisit par la patte droite et l’immobilisa pour lui réclamer sa part de gibier qu’il avait emportée. C’est donc la fin tragique du conte pour l’épervier que le sculpteur a représenté sur la tête du masque.

Le quatrième de la série se nomme Djèla lou Zamblé.

Le Zamblé lui-même est un masque qui relève de la catégorie des masques sacrés.  Il est zoomorphe, danse très rapidement en sautillant et serait l’incarnation d’une entité tutélaire. Il a, comme dit Bohumil Holas, 

« une longue face multicolore, surmontée de cornes torsadées d’un bongo, une gueule allongée et armée de rangées de crocs blancs, une paire d’yeux en fente, cernés de rouge … A l’encontre des Dié, le Zamblé apparaît toujours dans une danse individuelle, très rapide et sautillante, suivi à son tour par le partenaire qui représente la contrepartie femelle[9]

Ce quatrième Zaouli épouse parfaitement les traits morphologiques de Zamblé. En dansant, il imite les pas de son ascendant mais les exécute avec grâce et souplesse, puisque, ne l’oublions pas, le Zahouli est un masque de douceur et de noblesse. De ce fait, aucun acte de vulgarité et de brutalité ne doit entacher son allure fière et altière.

Le cinquième Zahouli s’appelle Djèla Lou Gou. 

Le masque Gou est un masque femelle mais de la série des Zamblé. Il a un visage féminin de forme lunaire et de couleur noire foncé. Il sort exceptionnellement les grands jours lorsque les Zamblé doivent prester et les suit dans leur procession sur tout le territoire villageois. Il est l’épouse de Zamblé. A ce titre et contrairement à celui-ci, il exécute des pas de  danse lents et bien cadencés.

Ce sont ces gestes que le Zahouli repend à son compte en les améliorant presqu’à la perfection.

Le sixième Zahouli s’appelle Bognan Lou Zeli. 

Bognan Lou est une femme de Zanfla dont la beauté a marqué les créateurs de Zahouli. C’est donc en hommage à cette femme qu’un des masques a été taillé à son effigie.  

Enfin, le dernier de la série, Mami Watta, comme son nom l’indique, est emprunté à la déesse de l’eau. Son image apparait allégoriquement  sur les têtes du masque, tenant en laisse sept serpents.

  • Morphologie

Nous nous contenterons de faire ici une description morphologique de cette œuvre d’art.

Dans sa présentation d’ensemble, le danseur de Zahouli est habillé comme suit.

Au niveau des pieds, il porte des grelots ayant en leurs seins de petites billes métalliques et des gravillons. Ces grelots servent de caisses de résonnance aux billes et sont remontés de chaussettes fibreuses faites en écorce de bois, lesquelles sont peintes en couleurs vives (jaune, rouge, orange….).

Tout le reste du pied ainsi que la jambe sont recouverts d’un pantalon fileté, tissé avec des mailles d’environ quatre (04) cm² qui laissent entrevoir le corps du danseur.

 

Quant au buste de celui-ci, il est recouvert d’un pagne traditionnel aux motifs multicolores. Ce pagne est fixé sur le masque et forme un tout homogène avec lui.  Tout cet accoutrement est valable pour l’ensemble des Zahouli. Seulement, ce qui change, c’est le masque lui-même. Ces masques ne sont pas uniformes.

En fonction de leurs morphologies telles qu’elles sont révélées par la tradition orale gouro et précisément le mythe du Zahouli, ils sont  taillés par un sculpteur de talent exceptionnel et présentent  sept (7) variantes.

III. LA DANSE  

Elle s’élabore avec l’ensemble corps social et implique à la fois un danseur, un orchestre et un publique.

  1. Le danseur

C’est un artiste consommé qui a subi une initiation à l’expression corporelle et à l’agilité des pieds. Cependant, il demeure le paysan de tous les jours. Il n’est pas mis sur un piédestal et ne supplante le reste de ses co-villageois qu’au moment de ses prestations.

Ce qui fait sa particularité, c’est qu’il se protège le plus souvent avec des amulettes, des fétiches contre tout agresseur puisque certaines personnes jalouses peuvent attenter à sa vie. Ces dispositions spirituelles sont nécessaires pour la survie du danseur parce que faisant l’objet de convoitise, il doit se tenir toujours prêt à déjouer toute sorte d’attaque et parer à toute éventualité.

  1. L’orchestre

L’orchestre qui accompagne le masque  est composé de percussionnistes dont un principal qui bat le grand tambour [flinblin ], des tam-tams secondaires [toumbalo] et d’autres instruments à percussion [klale : sorte de tronc d’arbre creusé avec des fentes latérales].

En plus de cela, s’ajoutent les flûtistes. Ils sont trois qui  se relaient dans une cadence rythmée par l’appel du principal auquel répondent   les deux secondaires qui font office de chœur pour le flûtiste principal. Les flûtes sont des instruments de musique à vent qui produisent des sons plus fins accompagnant les sons graves des tam-tams. Ce sont les flûtistes qui entonnent les premiers sons de l’orchestre avant d’être suivis par les percussionnistes.

Tous autant qu’ils sont visent un seul objectif : produire le rythme le plus agréable qui puisse permettre au masque de danser avec la plus grande prouesse chaque séquence  et rendre ainsi possible une prestation scénique de qualité.

 

  1. Le public

Le public du Zahouli est un public composite. Il comprend les hommes, les femmes, les enfants, les vieux, donc des personnes de toutes les classes d’âge et de toutes les catégories sociales. Dans un village où existe le Zahouli, même des descendants de captifs, s’il y en a, se mêlent aux autres habitants du village pour regarder le masque pendant ses prestations. Ces différentes classes d’âge et catégories sociales ne sont  pas disposées selon des critères spécifiques qui puissent les distinguer les unes des autres. Exceptionnellement, les enfants sont assis à même le sol en première ligne compte tenu de leur taille qui les empêcherait de voir l’intérieur du cercle humain formé. Toutes les autres personnes adultes sont soit assises, soit debout  en deuxième ligne.

  1. La prestation scénique du masque

Lorsque le masque doit se produire parce que toutes ces conditions sont réunies (coprésence  du masque, de l’orchestre et du public), il sort, s’assied et  attend naturellement que l’orchestre lui donne l’alerte. C’est le chanteur principal, un membre de l’orchestre qui entonne le premier chant. Ce chant est repris en chœur d’abord par les autres membres de l’orchestre. Une fois ramolli, rendu fluide et suffisamment expressif, le chant, dans son développement va alors impliquer tout le public qui va faire la réplique. Dans cette position, le chant fait intervenir trois instances : le chanteur, les musiciens (instrumentistes qui jouent le rôle d’agent rythmique) et le public qui constitue les spectateurs de la manifestation.

Lorsque le public et l’orchestre sont suffisamment ‘’ chauffés’’ et que toute la machine est huilé, se lève alors le masque qui se tient à l’épicentre du cercle formé par le public. Il esquisse d’abord, à l’aide de deux instruments faits en queue de bélier qu’il tient, la mime des pas de danse dans une sorte de démonstration théorique. Cette démonstration doit être en harmonie avec la musique/la mélodie produite par l’orchestre. Une fois cela réglé, l’orchestre reprend à zéro les différentes références musicales, chacune correspondant à une prestation particulière, spécifique et qui exprime un pas de danse précis.

C’est une démonstration qui exprime au plus haut point la sémantique de l’étymologie de  la réalité éponyme du Zahouli.  Zahouli en effet se décompose en [zah =  compétition/concurrence] de [hou] ou [wou= pleurs] et de [l i] par extension [lisili : brandir, prester] Zahouli, c’est la prestance des pleurs au cours d’une compétition.

Mais cette compétition n’implique pas nécessairement un conçurent présent. C’est un défi, une compétition du danseur avec lui-même car il devra, au cours de sa prestation, démontrer l’harmonie de ses pas de danse, leur candeur, leur rythme par lesquels est capable d’arracher au public des applaudissements nourris. Il doit éblouir les spectateurs par la candeur et la grâce ainsi que le caractère majestueux de ses pas de danse. Le Zahouli, en tant que sublimation de la beauté est fait pour être montré, brandi (l i s i li ). Il en est ainsi parce que la beauté n’est pas faite pour être cachée, ce n’est pas une chose à cacher. La danse se poursuivra ainsi jusqu’à ce que tous les pas soient épuisés et que la manifestation prenne fin. Mais que signifie toute cette prestation ?

Toute la finesse des traits de la splendide Djéla Lou Zahouly éblouit  par sa saveur psychologique et la séduction qu’elle provoque dans tout esprit qui entre en contact avec elle. Séductrice, elle l’est à souhait. C’est pourquoi elle invite tous ses spectateurs à la célébration de la fraternité humaine. La candeur et la grâce de ses pas rappellent les moments pénibles de pleur, donc de détresse. Mais ce moment de tristesse est passager. Son rôle  ici, est simplement historique, car il fixe l’événement dans le  temps. A ce moment précis, le danseur balance nonchalamment sa tête de gauche à droite, regarde le public lentement, esquisse quelques pas nonchalants et se repositionne au centre du cercle humain pour rependre à danser avec vie.

Deux séquences, deux situations aussi qui se relaient et qui se comprennent aisément. La danse alterne la tristesse et la joie (la vie). Cela se comprend à partir de l’étymologie de Zahouli. C’est un phénomène d’exaltation de la qualité : la vie contre la mort, la joie contre la tristesse, etc.

La compétition [zah] est instaurée et elle matérialise ce contraste entre la joie et la tristesse, la  vie et la mort, etc.

La mort, que les pas nonchalants symbolisent rappelle, comme nous l’avons dit, la mort réelle de la jeune fille, sa mort clinique, c'est-à-dire la cessation de sa vie. Son absence au milieu des siens fait effectivement mal et contraint à se lamenter comme le rappellent les pas indolents du masque.

Mais la vie, elle ne s’arrête pas à la mort clinique d’un individu. Elle doit continuer, voire se perpétuer. C’est d’ailleurs cela que rappelle le mythe du Zahouli avec le serpent circulaire. Elle cohabite dans  un rapport dialectique avec la mort et les deux phénomènes se tiennent à telle enseigne qu’ils apparaissent comme dans une situation de compétition [zah]. La présence quasi permanente de la vie est un témoignage [peut – être] du refus de la mort et qui fait que tout comportement semble  militer en faveur de la vie.

  1. LA PHILOSOPHIE ET LA SYMBOLIQUE DU ZAHOULI :

       LA VICTOIRE  DE LA VIE SUR LA MORT

Comme nous l’avons déjà mentionné, le Zahouli présente la vie humaine dans son aspect dialectique, c'est-à-dire la mort tenant en respect la vie en dépit des efforts que celle-ci déploie pour la vaincre. Dans l’effigie du Zahouli, les éléments utilisés pour élaborer le masque témoignent de cet effort de perpétuation de la vie ainsi que de ceux qui rappellent l’humaine condition : le corps de Djèla Lou Zahouly, le serpent circulaire et  le pigeon.

  1. Le corps de Djèla Lou Zahouly

Sur l’un des maques Zahouli, les sculpteurs font figurer en bonne place deux hommes portant le corps d’une jeune fille. Ce corps est recouvert d’une étoffe de pagne de valeur appelée par les Gouro [gloso : pagne gouro] avec des rayures sous forme de larges bandes horizontales (dans le sens de la longueur du pagne). Sa tête découverte laisse apparaître un visage radieux, souriant.

Ceci paraît paradoxal parce que d’une part, l’expression du visage de cette jeune fille n’est pas conforme à la triste réalité de la mort (comme si le sculpteur et les populations ignoraient cela) et d’autre part, parce que cette jeune fille semble ignorer la situation de mort dans laquelle elle se trouve. Ceci peut s’expliquer comme le révèlent les enquêtes[10] que nous avons menées auprès de certains traditionalistes, membres fondateurs du Zahouli de Tibéita (Bouaflé).

Le sculpteur qui taille le Zahouli et les autres masques, Sahou Bi Botty (la soixantaine révolue) est membre de l’orchestre du Zahouli lui-même. A la question de savoir pourquoi la tradition gouro et les mythes fondateurs ont donné à cette jeune fille un visage rayonnant, la réponse qu’il donne est édifiante :

« Le Zahouli n’est pas un masque de tristesse, c’est un masque de joie, un masque féminin et des femmes. A aucun moment, il ne doit ternir la liesse qu’il suscite. Et d’ailleurs, il est fait pour communiquer la vie. »[11]

La vie à laquelle fait référence le sculpteur est évocatrice de toute une philosophie existentielle. Elle dénote et témoigne de l’ossature de la correspondance que les arts nègres établissent nécessairement entre la représentation plastique d’une réalité et la perception sociale de cette réalité. En principe, une personne morte est une personne sans vie, et qui n’est donc plus capable d’exprimer des sentiments, d’extérioriser des émotions, bref, de vivre les sensations suscitées par l’influence du milieu et de l’univers. Or ici, le cadavre présente un visage rayonnant  qui rappelle naturellement la sensation des émotions et de la vie.

L’art africain, est-il encore besoin de le rappeler, est un art à la fois utilitaire et efficace. C’est un art du bien et du beau. C’est pourquoi, dans sa représentation des choses, des phénomènes et des êtres, il tâche toujours et nécessairement d’établir un pont indissociable et  inaltérable entre la forme plastique, représentation d’une réalité et la réalité elle-même. Ici, le mythe du Zahouli ressurgit en faisant appel au phénomène de l’éternité ou à la croyance à la vie éternelle. Si un corps mort refuse de mourir en souriant et en communiquant de ce fait la vie aux vivants, c’est bien parce que l’autre monde auquel il a déjà accédé est un monde d’espoir, enviable où il fait bon vivre ou qui est la vraie vie. C’est pourquoi, il banalise la mort de la chair (le corps physique) que portent les deux hommes sur le masque.

Cette métaphore de la résurrection symbolisée ici par le corps de la jeune fille rappelle également le principe du sacrifice. Elle a une beauté exemplaire, idéale, féerique. Mais elle meurt au plan purement physique. Dans sa représentation plastique et selon le mythe fondateur, l’artiste, le sculpteur lui donne la morphologie qui exprime au mieux la vision du monde des Gouro. Par anticipation, le Zahouli, dans  sa manifestation phénoménologique, va  susciter auprès de ses spectateurs une joie à nulle autre pareille par la poéticité de ses pas de danse et par le rythme général qui le caractérise dans toute son expression. Cette liesse populaire est source de vie, car elle permet à l’ensemble de la société de se maintenir comme un organisme vivant.

Ce système fonctionne comme si la jeune fille [Zah] s’était offerte en sacrifice comme la graine vivante qu’on ‘’ tue’’ en la semant pour qu’elle renaisse à la vie en reproduisant, par la multiplicité de ses fruits, de nombreuses autres vies, lesquelles reproduiront à leur tour le système par le phénomène cyclique de la vie.

Ce qui importe dans cette philosophie, c’est le principe du sacrifice unitaire qui doit être bénéfique à la collectivité dans une sorte d’élan de solidarité et par devoir aussi. C’est l’homme qui sauve l’homme, dit un adage africain.

En souriant, en dépit de la cessation de sa vie physique, l’image que le corps de la jeune fille présente n’apparaît plus comme un paradoxe. C’est une négation de la mort, un reniement de la mort, une ignorance de cette mort physique. Elle semble, par l’expression de son visage, rappeler aux vivants la félicité de l’autre monde auquel son corps céleste (spirituel) a déjà goûté et qui de loin, surclasse le plaisir du monde ici-bas. En communiquant la joie à ses congénères qu’elle laisse pour un temps certainement, elle leur imprime déjà ce message d’un au-delà paradisiaque auquel l’homme doit absolument accéder en transitant nécessairement par la mort  clinique représentée sur le masque par son corps physique. C’est un message rassurant pour l’humanité qu’elle a laissée ( ?) sous la forme d’un au revoir physique mais qu’elle retrouve d’ailleurs sous la forme des multiples aspects de ce masque par ses pas de danse, par l’engouement qu’il suscite, mais aussi par la très haute symbolique de ses autres éléments constitutifs.

  1. Le serpent circulaire

Dans son ouvrage intitulé Les masques dogon,  Anne Doquet affirme ceci : « comme Mauss, Griaule ne dissociait pas la représentation indigène de la réalité. Mais pour lui, les traditions fondant cette réalité devaient être forcément réservées à des initiés. »[12]. L’orientation prise par Griaule, laquelle a conduit à la rédaction de Dieu d’eau-et de nombreux autres articles sur les Dogon, est une démarche qui s’appuie sur la philosophie que nous avons déjà évoquée. L’art est utilitaire chez les Africains. Et la vie sociale elle-même, dans ses manifestations comme dans son étiologie, s’appuie en réalité sur les textes anciens tels que les mythes et les légendes pour expliquer les comportements et les institutions actuels.

Le mythe éclaire par son pouvoir de repérage en tant qu’outil historique révélateur des valeurs cardinales et des institutions qui guident la société. C’est pourquoi, tout travail de recherche  sur les peuples à tradition orale qui ne s’appuie pas sur les révélations des récits fondateurs fait nécessairement fausse route. « Il ne sera qu’un mince vêtement si les conches profondes de la société n’ont pas été découvertes[13]

C’est pourquoi, Griaule affirme ceci :

« Or chez les Dogon, comme chez de nombreux peuples noirs, à la dernière profondeur atteinte se trouve tout le système des symboles, ultime retranchement spirituel qu’il faut conquérir pied à pied à l’aide de toutes les méthodes de combat. »[14].

Griaule ne semblait pas mieux dire au regard de la symbolique qui caractérise l’ensemble de la vie dans la pensée négro-africaine. Le mythe du Zahouly qui est à la base de la création du masque du même nom est porteur de révélations à ce titre. En plus  du corps de la jeune fille que nous avons déjà analysé, le serpent circulaire joue un rôle fondamental dans la sémantisation de ce mythe et dans le rapport qu’il établit entre le passé et l’actualité. Le mythe du Zahouly informe que c’est sous la forme d’un serpent que le revenant, le  nyama, le double de la jeune fille est apparu à son père inconsolable. Cette variété de serpent est assimilée à l’arc en ciel. Dans la mentalité des Gouro, l’arc-en-ciel est la représentation céleste de ce serpent.

Le serpent qui apparaît au père affligé choque et surprend à la fois de prime abord. En effet, vu sous l’angle de la vie quotidienne, le serpent est un animal dangereux car venimeux et donc mortel. Pourquoi  alors apparaît-il à ce père affligé ? Est-ce pour lui nuire et accroître ainsi ses souffrances ?

La métamorphose qu’il subit par la suite en devenant un génie pour révéler les principaux attributs (insignes) du Zahouli achève de dissuader et d’orienter la réflexion ailleurs. La jeune fille réapparaît sous la forme d’un serpent qui, par la suite, se métamorphose en génie. Cette révélation est importante ici au regard de la vision du monde (cosmogonie) des Gouro. Le serpent incarnant la jeune fille et donc la femme rappelle incontestablement le mythe du paradis perdu par l’action modulée de la femme et du serpent. Le rappel de la genèse et des actes forts qui l’ont marquée réapparaît dans ce mythe où le serpent est en pleine complicité ou en osmose avec la jeune fille (réincarnation gouro d’Eve ?). Cependant en apparaissant, le serpent se présente sous deux aspects fondamentaux :

- la forme circulaire ;

-le type lui-même (serpent arc-en-ciel).

Ce sont ces deux aspects que nous devons analyser pour montrer le phénomène de rachat de l’humanité opéré par la  femme.

          D’abord la forme circulaire rappelle naturellement le cercle. C’est cette forme que les sculpteurs reprennent en taillant le masque. Dans sa présentation, le Zahouli a toujours un visage souriant, entouré d’un serpent circulaire qui tient en face de lui un oiseau qu’il ne mange pas.

Dans l’ésotérisme gouro, le cercle symbolise toute chose n’ayant pas de fin.

Par son caractère circulaire, il présente l’aspect de choses qui se réitèrent indéfiniment en se succédant de façon continue. Le caractère continu exprime évidemment la régularité de la chose évoquée. Le serpent qui apparaît sous une forme circulaire rappelle donc l’éternité. Mais l’éternité de quelle chose ? Est-ce la vie ? Cela est possible ; puisqu’il apparaît comme l’effigie d’une femme, son double, sa réincarnation.  Il est le dédoublement de la femme qui est la vie,  puisque c’est elle qui procréé et donne la vie. En s’identifiant à la femme sur le double plan physique et cosmique, le serpent renaît à la vie dans une sorte d’acte de rachat par sa forme circulaire qui rappelle l’éternité.

Mais pour qu’il y ait éternité, il faut fondamentalement la vie. Et elle est, elle existe ici par le truchement de la femme, la jeune fille qui meurt et qui renaît par son double. Le serpent sur le masque rappelle cette vie par sa position et son attitude. Il a une forme circulaire qui exprime le renouvellement cyclique des choses et précisément de la vie comme nous l’avons indiqué.

Mais il est en face d’un oiseau, un pigeon précisément. En principe, le serpent est un prédateur pour l’oiseau dans l’écosystème terrestre. Or, dans cette représentation plastique sur le masque, le serpent apparaît sous un jour inhostile et semble servir de simple compagnon à cet oiseau qui, par son attitude, montre aussi une atmosphère dénuée de toute hostilité et de toute existence de prédation.

Cette cohabitation joyeuse et sans heurt est révélatrice du mythe du paradis perdu dans lequel les êtres, les phénomènes et les choses vivaient dans une harmonie parfaite. C’est pourquoi, l’être humain lui aussi se présente comme un témoin majeur de ce paradis déchu.

Le masque dont le visage n’est rien d’autre que celui de la jeune fille présente un visage tout aussi reluisant que ceux des autres animaux qui peuplent cet univers miniaturisé sur la tête du masque. Ils présentent tous une vie psychologique : ils sont gais avec un visage féerique, radieux. Toute cette atmosphère de joie a pour vocation de rappeler le paradis tel qu’il est présenté par toutes les révélations. Mais ce qui est intéressant dans ce mythe, c’est le fait de la complicité du serpent, de la femme et de l’oiseau avec le serpent présentant une forme circulaire qui rappelle le phénomène de l’éternité.

On l’a déjà dit, la forme circulaire du serpent est une révélation du renouvellement cyclique des choses. Ce dynamisme s’associe ici à la femme qui donne la vie. La forme du serpent se veut le prolongement de la vie. Et comme elle est cyclique, en s’identifiant parfaitement à la femme, elle déteint sur elle ainsi   que ses corollaires pour rendre la vie éternelle. La femme, en procréant, manifeste par ce phénomène, le caractère cyclique de la vie qui va par la mort et qui revient par la naissance.
Mais mieux, en révélant au père affligé que c’est par un masque (dansé) que sa vie va se perpétuer, la jeune fille a trouvé par ce canal le moyen le plus efficace de la diffusion non pas seulement de sa beauté (aspect charnel des choses), mais surtout, l’atmosphère de joie et donc de vie qu’elle créé par la complicité de sa beauté qui s’accouple avec cette manifestation festive pour féconder la vie, laquelle donne à l’ensemble de la société Gouro un caractère dynamique.

Le serpent qui apparaît sur le visage du Zahouli et qui est la représentation de celui apparu dans le mythe est un gros serpent spiralé, le plus gros serpent selon les Gouro. Lorsqu’ après une fine pluie, l’arc- en -ciel apparaît, les Gouro établissent que c’est ce serpent qui se meut. Son mouvement provoque une pluie. Et lorsqu’il  se déplace, il va d’un lieu où il vient d’avaler une proie vers la termitière cathédrale, son logis.

La relation du serpent spiralé au masque par le canal de l’arc- en- ciel peut se percevoir sous l’angle mystique qui  veut que, dans cette vision, le Dieu primordial, le créateur bali (la corde) ait laissé comme témoignage de sa présence auprès des humains l’arc-en-ciel. C’est un regard croisé que le mythe jette sur les phénomènes de la création. Ce mythe rappelle le serpent ancien ainsi que les acteurs du monde primordial.

L’arc-en-ciel apparaît ici par extension comme un symbole d’une extrême importance : il est composé de sept (07) couleurs rappelant le chiffre divin, le chiffre de la perfection (4+3) : 4 étant le chiffre de l’homme et 3 celui de la femme dans la numérologie gouro. Toute cette symbolique de la série parfaite confère au Zahouli tous les attributs d’un art parfait.

 

  1. Le pigeon

 Sur les masques Zahouli, le pigeon se présente toujours en face du serpent circulaire qui le guette sans jamais l’avaler. Nous l’avons déjà indiqué, ils ne sont pas dans une situation de prédation où le serpent constitue pour lui un danger permanent. L’expression du visage du serpent ainsi que celle de la jeune fille (le masque) témoignent de cette vérité. L’oiseau se présente ici sous un aspect joyeux, naïf et sans aucun souci. Les trois visages présents sur le masque affichent la même expression : la joie. Il ne pouvait en être autrement ainsi que le présente le mythe. Tout se passe comme si on était encore à l’âge d’or de l’humanité, au commencement du monde où tout se tenait, se communiquait sans menace aucune. Le paradis présente les êtres, les phénomènes et les choses sous leurs formes idéales non encore atteintes par les prévarications et la souillure des actes odieux ayant déchu l’humanité. Si le pigeon n’est pas inquiété, il y a bien des raisons qu’il en soit ainsi. A l’âge d’or de l’humanité, tout s’arc-boutait, tout se tenait dans une parfaite osmose. Sa présence dans cet univers symbolique sur le masque témoigne bien de cette vérité.

Mais bien plus, ainsi que l’ont révélé nos enquêtes, l’oiseau est un animal qui vole par le moyen de ses ailes. La révélation du pigeon comme compagnon éternel du Zahouli s’inscrit dans le fait que le système de locomotion de l’oiseau lui permet d’aller dans tous les sens et à une altitude élevée. Les pigeons voyagent. Ce sont des oiseaux migrateurs qui parcourent des milliers de kilomètres allant quelque fois d’un continent à un autre et en traversant des océans.

En intégrant l’oiseau au rituel du Zahouli, de façon mystique ou spirituelle, il s’agit pour le génie initiateur de permettre la diffusion à très longue échelle de la future danse qui va être créée. Elle doit voyager à l’image du pigeon, qui va de continent en continent et de peuple en peuple  en leur communiquant son atmosphère de joie, de gaieté, bref de vie. Le destin actuel du Zahouli confirme très bien cette prophétie. Ce masque a fait le tour du monde entier, parcourant tous les continents et en participant à la plupart des festivals où les arts négro-africains les plus représentatifs ont été conviés. La dernière sortie du Zahouli de Tibéita (Bouaflé) date de mai 2004 aux Etats-Unis d’Amérique où il a participé au festival des Arts nègres intitulé ‘’ Memphis in may’’.

Comme on le voit, le Zahouli voyage effectivement à travers le monde en diffusant son esprit initial : la vie. Celui de Manfla a été en novembre 2017 en Corée du Sud à l’occasion de l’élévation du Zaouli par l’UNESCO  comme élément du patrimoine mondial.

En procédant de la sorte, il rappelle, si besoin en était encore, le principe de l’éternité de la vie qui est une vie sans fin, et sans frontière géographique non plus. Du pays gouro en Côte d’Ivoire, il a atteint toutes les régions de la terre par ses visites très remarquées. En dansant, le Zahouli, par la cadence et la volupté de ses pas ne laisse personne indifférent. Et ses voyages continueront en se multipliant certainement comme des nuées de pigeons…

IV- LE ZAHOULI ET LE PAYS GOURO

 Le Zahouli a connu un succès retentissant le jour même de sa première sortie. Ce jour-là, selon Zamblé Bi Zamblé Gaspard, tout le village de Zara Bi Séhifla fut mobilisé pour admirer sa première prestation. Celle-ci était tellement envoûtante qu’elle occupa les villageois toute la journée. Ainsi, c’est avec les trois premiers masques que l’équipe de danse habillait le danseur pour qu’il se produise sur la scène[15].

Le Zahouli entra ainsi dans la catégorie des danses de réjouissance des habitants de Zara Bi Séhifla. Mais sa renommée avait déjà dépassé les limites de son village d’appartenance. Certains villages vont alors manifester le désir de posséder et de pratiquer cette danse. Il s’agit pour les premiers, des villages de Tibéita (Bouaflé), de Dianfla (Bouaflé), Manfla (Zuénoula). Les ressortissants de ces villages vinrent à Zara Bi Sehifla  pour s’initier au Zahouli. Par la suite, conformément à la coutume des Gouro, les détenteurs du Zahouli de Zara Bi Séhifla, allèrent installer la danse dans chacun de ces villages. L’expérience de Manfla, à l’exception des autres, fut malheureuse car le Zahouli n’a pas pu prospérer dans ce village.

Quant aux deux autres (Tibéita et Dianfla), leurs Zahouli furent installés. Avec cette expérience, le Zahouli qui est parti de sa terre de naissance, Zara Bi Séhifla, s’exporta dans d’autres espaces. De la région de Gohitafla, il conquiert donc des villages de Bouaflé, dans un rayon d’une quarantaine de kilomètres de son site d’origine.

V- PERCEPTION EXTRA-CULTURELLE GOURO DU MASQUE ZAHOULI

Le Zahouli est à la fois un masque et un art de la scène. Dans sa matérialisation, comme on le verra plus loin, ces deux dimensions fonctionnent dans une parfaite ambivalence. Cependant, l’expérience montre, en ce qui concerne l’usage du masque en dehors de la culture gouro, d’autres fonctions qui séparent cette dualité fonctionnelle initiale du Zahouli. En effet, les usages personnels ainsi que l’exposition du Zahouli dans les musées attestent que l’aspect privilégié par les usagers non-Gouro se limite à la dimension du masque en tant que simple objet d’art et de décoration. Comme le masque présente un visage éclatant de beauté par l’harmonie des diverses parties de sa face ainsi que de celle des couleurs qui rehaussent cette beauté, il sert de ce fait d’objet ornemental. La fonction qui lui est assignée dans ces conditions se limite simplement à sa participation au rayonnement esthétique d’un salon, d’une galerie, etc…

Dans le cas de l’usage du masque Zahouli dans les musées qui sont des espaces extra-culturels gouro, il s’agit de l’exposer comme une icône des arts gouro. Le rôle qu’il joue dans un tel contexte consiste à le classer parmi les objets culturels gouro émanant de la sculpture de ce peuple. A ces usages, il faut ajouter internet qui offre un autre type de tribune d’exposition du masque.

 Ainsi, de nombreuses vidéos sur Utube, Wikipedia, Abidjan.net montrent des séquences de prestation et des masques du Zahouli. 

La structure kweni[16] œuvre activement à diffuser sur internet cette icône des arts gouro afin qu’elle connaisse une dimension mondiale. 

Or, avons-nous dit, le masque n’est pas un simple objet ornemental. Il est toujours et nécessairement le cryptage ou la canonisation d’un aspect de la cosmogonie et de l’univers. Son rôle consiste donc à prester sur scène pour rappeler ou réactualiser cette fonction primordiale.

De l’espace culturel gouro aux espaces exogènes, l’usage du masque Zahouli opère un décloisonnement de la polyfonctionnalité initiale de ce masque.

VI- TRANSTEXTUALITE DU ZAHOULI

La revue de littérature que  nous venons de réaliser permet de constater que le Zahouli est issu d’une diversité de sources qu’on pourrait appeler à juste titre ‘’textes’’. Les mythes qui expliquent sa genèse relèvent d’une pluralité alors que les figurines qui ornent les différents masques confirment cette diversité de texte. Est-ce à dire que finalement le Zahouli est polygénétique ?

La réponse à cette interrogation peut se situer au niveau de la sémantique du croisement des mythes.

Les mythes fondateurs du Zahouli et leur influence sur la morphologie du masque sont perceptibles à plusieurs niveaux, grâce à plusieurs codes : la fille défunte (Zah), le conte du python et de l’épervier, Mami Watta, les masques Zamblé et Gou, etc.

L’un des informateurs, Zamblé Bi Zamblé Gaspard a situé la genèse du Zahouli à partir de la reproduction d’un autre masque qui a été transformé par la suite. Mais l’une des sources indique plutôt que le Zahouli est le produit d’un mythe. La prestation scénique du masque permet de comprendre qu’à l’image de tous les arts de la scène chez les Gouro, les pas de danse du Zahouli relèvent d’une sémantique particulière, c’est-à-dire l’expression d’un discours : celui d’un drame.

 Zah signifie défie en langue gouro, et Wouli,  prestation de pleurs. Donc le Zahouli est une démonstration sur scène de pas symbolisant des pleurs. 

Mais les pleurs de qui ? Certainement du père de Zah que le danseur mime sur la scène. L’intertextualité se perçoit également avec la convocation de certains genres comme le conte ou la sculpture de certains masques comme c’est le cas ici avec l’épervier et le python. Ce conte qui rappelle en quelques traits le devoir d’équité, l’esprit de partage donc de la solidarité, finit par une leçon majeure : le cycle de la vie qui finit toujours par ramener les êtres dans le même esprit d’osmose ainsi que le montre la soif de l’épervier qui le ramena au serpent à son insu.

Ce conte matérialisé sur la tête du Zahouli peut être aussi lu à un autre niveau. Il rappelle certainement la genèse de l’humanité où tous les êtres vivaient encore ensemble dans un esprit de convivialité avec comme ciment la nécessité du partage…

Ce sont toutes ces valeurs qu’actualise le masque et qui permettent à la société à laquelle il (le masque) est présenté de se les approprier pour rendre possible la perpétuation du groupe social.

La présence d’autres symboles comme Mami Watta prouve l’ouverture d’esprit des créateurs du Zahouli qui se sont approprié le mythe de cette déesse de l’eau, maîtresse de cet univers qui attribue des pouvoirs à quiconque entre en contact avec elle et en ce lieu. Et les sept serpents qu’elle tient finissent par parachever la symbolique universelle du chiffre sept, chiffre de la perfection tel que perçu dans toutes les civilisations comme c’est le cas  des Dogon que rapporte Marcel Griaule[17] : «  le chiffre sept est de perfection. Il est l’aboutissement de la série parfaite, c’est-à-dire proprement de l’unité ».

Cette symbolique du chiffre sept sur la tête du masque Zahouli, Mami Watta, est en réalité un renforcement d’une symbolique endogène. On l’a vu ailleurs, les masques Zahouli sont au nombre de sept. A la question de savoir pourquoi il en est ainsi, la réponse que donne Zamblé Bi Zamblé Gaspard est édifiante : « au départ, il y a avait trois masques Zahouli parce que trois est le chiffre de la femme dans la numérologie gouro. Mais ce n’est pas le chiffre de la totalité. Il manquait à cela un chiffre capable de féconder la féminité pour parfaire cette danse. C’est ainsi que nous avons ajouté quatre autres masques pour porter le nombre à sept. Le chiffre quatre est le chiffre de l’homme. Il vient s’ajouter au chiffre féminin pour que la réalité qu’il représente soit de perfection. C’est pourquoi, il y a sept jours dans la semaine, lorsque nous devons faire des sacrifices, nous offrons toujours sept éléments aux esprits des ancêtres… »[18]

Comme on le voit, les Gouro perçoivent le chiffre sept comme le chiffre de la perfection. C’est pourquoi, le Zahouli que les Gouro de Zara Bi Sehifla ont conçu comme une œuvre de perfection actualise cette conception et de ce fait, ce masque apparaît comme la canonisation de plusieurs codes sociaux. Il en va de même pour sa prestation scénique.

CONCLUSION

Le Zahouli, masque prodigieux par sa morphologie féérique et par sa prestation trouve sa matérialité dans la manifestation phénoménologique de mythes qui ont présidé à sa naissance et sa pérennité. Il    est né d’un croisement de mythes et de faits sociaux. Cette polygénèse explique certainement la perfection à la quelle ses concepteurs l’ont poussé. Issu de plusieurs sources, le Zahouli charrie une diversité de symboles qui font de lui un masque d’une sémantique particulière. Il épouse par ce statut les aspirations sociales qu’il reproduit sur scène et rappelle à chacune de ses prestations un mythe fondateur expliquant des codes sociaux fondamentaux.

Mais bien plus, l’enjeu de cette prestation scénique, au-delà de l’expression de la perfection, vise à mettre en relief la matérialité de toute une philosophie existentielle telle que conçue dans la pensée gouro. La parenté presque génétique que l’art gouro établit entre lui et l’univers entier montre la vision cosmogonique et les correspondances cosmobiologiques. Cet art constitue de ce fait un pont entre ces mondes et permet de perpétuer le principe des mondes parallèles.

BIBLIOGRAPHIE

 

1- Sources orales

Sahou Bi Botty est un sculpteur de talent exceptionnel, le plus grand actuellement dans tout le pays gouro. Il est originaire du village de Tibéita (Bouaflé), village où il réside.

Zamblé Bi Zamblé Gaspard est le chef de la communauté Gouro d’Attécoubé (Abidjan), originaire de Zra Bi Séhifla et membre fondateur du Zahouli.

 

2- Sources écrites

Bohumil Holas : Masques ivoiriens, Paris, CSH, 1969.

Bohumil Holas : Civilisation et arts de l’Ouest Africain, Paris, PUF, 1976.

Griaule Marcel: Dieu d’eau, Paris, Fayard, 1966.

 

TOUOUI BI IRIE ERNEST

Professeur Titulaire

Université Félix Houphouët- Boigny

 

[1] Les Gouro ou Kweni, population de langue mandé-sud, sont un peuple segmentaire et sans Etat, à filiation patrilinéaire et à résidence patrivirilocale. Ils sont installés dans les régions de Bouaflé, Zuénoula, Sinfra, Vavoua et Daloa au centre- ouest de la Côte d’Ivoire.   

 

[2] BOHUMIL Holas : Civilisation et arts de l’Ouest Africain, Paris, PUF, 1976, pp. 81-82.

[3] BOHUMIL Holas : Masques ivoiriens, Paris, CSH, 1969, p.10.

[4] Sahou Bi Botty est un sculpteur de talent exceptionnel, le plus grand actuellement dans tout le pays gouro. Il est originaire du village de Tibéita (Bouaflé), village où il réside.

[5] Zamblé Bi Zamblé Gaspard est le chef de la communauté Gouro d’Attécoubé (Abidjan), originaire de Zra Bi Séhifla, village d’origine du Zahouli.

[6] Il s’agit de : Zamblé Bi Zamblé Gaspard, Goli Bi Srohins an (flutiste), Dian Bi

Zamblé (chanteur), Klo Bi Féi (chanteur et choriste), Sonwinnin Bi Wloinla, Gbamblé Bi Komi(Président), Bolou Bi Bonlè et Nonhon BI tous resortissants de Zara Bi Séhifla.

[7] Ces figurines sont l’épilogue d’un conte.

[8] Le Djèla est le premier masque carnavalesque des Gouro. Il a un visage zoomorphe, précisément taillé à l’effigie du Cob de Fassa

[9] B. Holas : Civilisation et arts de l’ouest africain, Paris, PUF, 1976, p. 84.

[10] A l’occasion d’un festival de masque organisé en Décembre 2001 et 2003, nous avons enquêté auprès de certains anciens à propos de l’origine des masques pratiqués. Les résultats des enquêtes feront l’objet d’un ouvrage entier.

[11] Sahou Bi Botty, lors des entretiens à la veille du 1er festival des masques de Tibéita, sous-préfecture de Bouaflé (TIFESMA, décembre 2001)

[12] DOQUET Anne, Les masques dogon. Ethnologie savante et ethnologie autochtone, Paris, Karthala, 1999, p. 60.

 

[13] DOQUET Anne ,  op. cit. p. 60.

[14] GRIAULE Marcel , ’’ Réflexion sur les symboles soudanais’’ Cahiers internationaux de sociologie XII, Paris, 1952, p.9.

[15] Le Zahouli, tout comme la plupart des masques gouro, est un masque qui est dansé par  un seul homme. C’est lui qui change de masque pour danser en fonction de la philosophie de chacun des masques. Le Zahouli – Zamblé par exemple danse en  imitant majestueusement les pas du masque Zamblé qui, luimême, relève d’une autre catégorie de masques : les sacrés. Le Gou est la femelle du Zamblé. Masque au visage lunaire avec un fond noir, il exécute des pas de danse gracieux et cadencés. La Zahouli - Gou, en l’imitant, reprend à son compte les mêmes pas en les exécutant avec une rare élégance… 

[16] Kweni est une association créée par le Dr John Tra, medecin aux USA. Elle œuvre pour la révalorisation culturelle des Gouro .

Kweni est l’appelation originelle des Gouro. Le terme gouro lui-même serait une appellation attribuée par les Gagou au Gouro, Gouro signifiant littéralement an ka go lo = je ne vais pas. Je ne change pas de territoire.

[17] Marcel Griaule : Dieu d’eau, Paris, Fayard, 1966, p.24.

[18] Entretien avec Zamblé Bi Zamblé Gaspard, chef de la communauté gouro d’Attecoubé (Abidjan).