Bombardement de Bouaké : au cœur d’une affaire d’État
Un bruit sourd, une explosion, un silence et une seconde qui paraît une éternité. L’air est chargé de poussière blanche et de poudre à l’odeur âcre. Sonné, le soldat E. reprend difficilement ses esprits, constate que ses mains sont toujours là. Il a mal aux jambes mais n’ose pas baisser le regard. Enfin, la fumée se dissipe. S’offre alors à lui un spectacle de désolation. Celui d’une scène de guerre qu’il décrit ainsi : « Je distingue un mort au sol, la tête sur une marche où coulent les dernières giclées de sang, son casque a été arraché, il n’a plus son bras droit ni son gilet pare-balles, déchiré et éparpillé en plusieurs morceaux. »
Il est 13 h 20 (heure GMT) ce 6 novembre 2004, le lycée Descartes de Bouaké, où est basé un détachement de la force française Licorne, vient d’être bombardé par l’armée ivoirienne. Le bilan est lourd : dix morts (neuf militaires français et un civil américain) et trente-huit blessés. Près de treize ans après les faits, au bout de douze années de procédure judiciaire en France, cet événement tragique, qui a bouleversé les relations franco-ivoiriennes, n’a pas livré tous ses secrets. Aujourd’hui encore, à Abidjan comme à Paris, les témoins de l’époque expriment les mêmes réticences à livrer leur version des faits.
Je ne veux plus évoquer cette affaire, c’est à cause d’elle qu’on en est arrivé là
« Je ne veux plus évoquer cette affaire. C’est à cause d’elle qu’on en est arrivé là », lâche Kadet Bertin Gahié, ancien ministre de la Défense de Laurent Gbagbo, pour qui la chute en 2011 et aujourd’hui le jugement pour crimes contre l’humanité à la Cour pénale internationale seraient les conséquences des événements de Bouaké. « C’est une affaire extrêmement sensible. Tout est politique », résume ainsi une source judiciaire ivoirienne. Le bombardement de Bouaké se déroule au troisième jour de l’opération ivoirienne baptisée Dignité et élaborée afin de permettre au président Laurent Gbagbo de reprendre le nord de la Côte d’Ivoire, alors contrôlé par les rebelles des Forces nouvelles.
Depuis la tentative de coup d’État de septembre 2002, le pays est coupé en deux, séparé par une zone dite de confiance où patrouillent les Casques bleus de l’Onuci (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire), appuyés par les soldats de la force française Licorne. Gbagbo n’en fait pas mystère : las d’attendre une opération militaire de la France pour désarmer les rebelles, il songe à lancer lui-même une offensive. Et Bouaké, considéré comme la capitale de la rébellion, où se trouvent son état-major et des unités de combat, s’impose comme une cible prioritaire.