Tabac : Quand la chichamania s’empare des jeunes dakarois

Tabac : Quand la chichamania s’empare des jeunes dakarois
Tabac : Quand la chichamania s’empare des jeunes dakarois
Tabac : Quand la chichamania su2019empare des jeunes dakarois

Tabac : Quand la chichamania s’empare des jeunes dakarois

Ouakam, banlieue résidentielle de la capitale du pays de la Téranga, non loin du monument de la Renaissance africaine. Il fait très noir ce samedi d'octobre dans ce quartier situé en bordure de mer. Et pourtant, il est à peine 18 heures Gmt. Normal, à cette période de l’année, les nuits sont plus longues que les jours.

Malgré la nuit tombante sur la ville, de nombreux jeunes dakarois prennent place dans un restaurant de ce quartier populaire très fréquenté. Un groupe d’adolescents composé de trois garçons dont l’âge à vue d’œil oscille entre 14 et 17 ans et habillés en pantalons jeans déchirés au niveau des genoux et tee-shirts à l’effigie des stars américaines de la Nba, a pris depuis une trentaine de minutes ces quartiers au fond de la salle. Les deux filles qui les accompagnent sont également habillées en pantalons jeans avec des hauts décolletés. Elles portaient toutes les deux des lunettes de soleil malgré l’obscurité. Alors que les jeunes garçons font le point de leurs activités de la journée, les jeunes filles, elles, parlent de la sortie du nouvel album de l’artiste international sénégalais Youssou Ndour.

Devant chaque personne est disposé un bocal de chicha. Ils fument,  parlent à haute voix et rigolent à gorge déployée sans se préoccuper de la présence des voisins.

Quelques minutes plus tard, un autre groupe de jeunes de la même tranche d’âge fait son entrée dans le restaurant. Le serveur qui semble les connaître s’approche d’eux avec un large sourire. « A la même place. Et comme d’habitude », lui lance l’un des adolescents. Ils sont par la suite installés non loin du premier groupe de jeunes. Le serveur repart derrière son comptoir et revient installer trois accessoires de trois chichas. A peine ont-ils commencé à aspirer la fumée qu’un autre membre du groupe entre dans la salle et fonce directement sur la chicha de celui qui a passé la commande. « Cheikh, tu peux me passer ta chicha je vais tirer une bouffée ». Celui-ci répond par la négative. « Tu n’es pas ma femme. Nous n’allons tout de même pas échanger les salives », indique-t-il en riant aux éclats. Il l’invite à passer sa commande et lui promet de mettre cela sur sa propre note.

A 21 heures, le restaurant a fait son plein. Et l’endroit est recouvert par la fumée de chicha. Cependant, ce qui semble curieux pour les visiteurs de passage au pays de la Teranga, c’est le nombre impressionnant d’adolescents en ce lieu pour fumer la chicha. En tout cas ce samedi, il constituait plus de la moitié des clients. Ce beau monde va rester dans ce lieu jusqu’à la fermeture du restaurant autour de 1h30 du matin. « Les jeunes constituent de plus en plus une clientèle très fidèle. Certains passent en moyenne trois heures chez nous tous les soirs pour fumer la Chicha », révèle Kader Ndaw, un des serveurs du restaurant.


Il plane dans les airs

Autres endroits très fréquentés par les jeunes dakarois, une fois la nuit tombée, les nombreuses boîtes de nuit du Plateau.

Il est 2 heures du matin au quartier Plateau, non loin d’une boîte de nuit située près de l’Hôtel Faidherbe.
Des jeunes assis ou debout se défoulent au rythme de la musique urbaine. A peine quittent-ils la piste de danse qu’ils prennent leurs tuyaux de chicha. Ici, les prix de location de la chicha varient entre 2 500 et 3 000 Fcfa pour une séance de fumette.

La fumée envahit la salle close et donne le tournis aux non habitués. Mais cela ne gêne nullement les adeptes de la chicha qui jubile de plaisir. Une jeune fille frêle de 17 ans attire l’attention. Enfoncée dans le fauteuil dans un coin de la boîte de nuit, semble ‘’planer’’. C’est que le tuyau de chicha dans la bouche, elle ne fait que sourire et fait des gestes désordonnés. Elle a du mal à tenir sur ses jambes lorsqu’elle tente de se tenir debout. Et pourtant, à par la fumée de cigarette aucune odeur d’alcool ne se dégage des habits de l’adolescente. « Elle a dû mettre de la drogue dans sa chicha pour aspirer », lance un serveur du nom de Malick Ndaw. La jeune fille, selon celui-ci, s’appelle Fatou D. et est une habituée des lieux.

Sa camarade, Suzanne Niang, la vingtaine révolue, va l’aider à sortir de cet endroit. Le vigile de service à la porte va aider les deux amies à emprunter un taxi en direction du Quartier Fan Résidence. Il explique que Fatou D. est la fille d’un haut fonctionnaire sénégalais. Selon lui, elle a commencé à fumer la chicha il y a six mois.

Cependant depuis qu’elle fréquente un groupe de jeunes venus du quartier des Almadies, elle ne se contente plus de fumer simplement la chicha à base de tabac. Elle mélange avec du chanvre indien. Donc chaque week-end loin des parents, elle vient planer avec ses nouveaux amis.

Le cas de cette jeune fille n’est pas isolé. Cette nuit-là, les vigiles de la boîte ont dû mettre dehors plusieurs adolescents qu’ils ont surpris avec du cannabis. Certains jeunes préfèrent l’alcool à la place du stupéfiant dans leur chicha. C’est le cas de Salif N'Diaye. Il explique qu’il n’hésite pas mettre de la liqueur de préférence du whisky blanc dans son récipient pour aspirer. « C’est plus facile à dissimuler », soutient-il.

Son ami, Mamadou Gueye, lui, indique qu’il est issu d’une famille de musulmans pieux. Mais tolérant vis-à-vis de la cigarette mais pas de l’alcool. Donc pour lui, la chicha permet de consommer ce breuvage sans attirer l’attention de ses parents.

Mamadou explique que lui et ses amis se livrent très souvent à des compétitions. Elles consistent à trouver lequel d’entre eux mettra le plus de quantité de liqueur dans sa chicha et tenir le plus longtemps possible sans être ivre.

Pour les habitués de la capitale sénégalaise, la chicha est un phénomène nouveau et qui prend de l’ampleur dans le pays. Surtout au niveau des plus jeunes.


Un commerce juteux

Originaire d’Asie et de l’Orient, le principe de la chicha repose sur un mélange de tabac chauffé grâce à du charbon, produisant une fumée qui, après son passage dans un réservoir rempli d’eau -- à base de parfums de pomme, menthe, raisin, fraise, raisin-menthe…--, est inspirée par l’usager au moyen d’un tuyau souple.

En fait, le tabac est placé dans une douille. Il donne sur une cheminée allant de 75 à 120 cm. Elle conduit par aspiration la fumée au fond d’un vase rempli d’eau 0.5 à 1 litre. Le tabac ne brûle pas de façon autonome, mais est chauffé et partiellement brûlé par adjonction dans la douille d’un charbon incandescent ou d’une braise ardente, séparé généralement du tabac par un papier d’aluminium percé. Un ou plusieurs tuyaux de 150cm en moyenne sont reliés au sommet du vase pour permettre aux utilisateurs d’inhaler, aspirant la fumée dans la cheminée à travers l’eau.

Selon Seck Momar, un quinquagénaire, tenancier d’un magasin de vente d’accessoires de chicha au grand marché de Sadanga dans le quartier des affaires,  Dakar-Plateau, il y a peine 5 ans les consommateurs de cette forme de cigarette ne se trouvaient que parmi les ressortissants des pays du moyen orient et du golf installés dans le pays.

« J’avais du mal à écouler mon stock », se souvient le commerçant. Avant d’indiquer qu’aujourd’hui, les accessoires de chicha représentent plus de 80% des marchandises vendues dans son commerce.

C’est que, avec les brassages de populations ainsi que le retour des Sénégalais des pays arabes, beaucoup de ressortissant du pays de Senghor sont devenus aujourd’hui de très grands consommateurs de chicha. Conséquence, l’on assiste à une demande croissante de cette cigarette au grand bonheur des commerçants et des gérants de restaurants servants du chicha. Les ventes ont explosé dans la capitale sénégalaise.

Malick Diop, vendeur de chicha dans une boutique de la rue Thiong à Dakar, ne dit pas autre chose lorsqu’il révèle que le cycle de renouvellement de son stock  de marchandise s’est réduit de moitié en l’espace de deux ans. Selon lui, avant il pouvait mettre plusieurs mois pour écouler sa marchandise. Alors que depuis deux ans, il met moins d’un mois.

Parlant des prix, il explique qu’ils varient entre 20 000 F CFA et 120 000 F CFA pour une chicha. « Cela dépend de la qualité du matériel. Il en a pour toutes les bourses », indique –t-il. Avant de souligner que les accessoires comme le parfum, le charbon ou encore les tuyaux s’achètent entre 4 000 F CFA et 10 000 F CFA.

En tout cas, le magasin de la rue Thiong est un paradis pour les consommateurs et clients. De la chicha de 1 tuyau  de 25 cm à la chicha de 4 tuyaux de 65 cm. Le client a un large choix de toutes tailles, formes et couleurs.

Ici, les chichas sont toutes montées sur des joints silicone, ce qui assure, selon les connaisseurs  une parfaite étanchéité. « Toutes les chichas sont assemblées devant le client au moment de la vente afin d'en vérifier le bon état », soutient M. Diop.

Les tenanciers de restaurants, eux aussi se frottent les mains. C’est le cas de Hamidou Fall, installé derrière la Piscine olympique nationale, entre les quartiers de Fann et du Point E. Sa clientèle, composée d’hommes, de femmes et de très jeunes gens. « Nous pouvons avoir une recette par soirée qui oscille entre 300 000 FCFA et 600 000 FCFA », explique-t-il.

De graves dangers sur la santé

Selon l’Organisation mondiale de la santé, une séance de chicha ou narguilé d’une heure correspondrait à l’inhalation de la fumée de 100 à 200 cigarettes. Une cigarette est fumée en 8 à 12 bouffées sur une durée de 5 à 7 minutes, tandis que la chicha est fumée en 50 et 200 bouffées sur une durée de 40 à 60 minutes.

« Le fumeur de pipe à eau, et la personne exposée à la fumée passive provoquée par la pipe à eau, encourent les mêmes maladies pulmonaires, cardiovasculaires et cancers que le fumeur de cigarette », révèle Dr Jean N’Dour, un pneumologue sénégalais.

Il explique que nombre de consommateurs de la Chicha ont le sentiment de pouvoir fumer sainement le tabac et sans danger. Cette perception est l’une des causes qui explique le nombre croissant d’adeptes. Surtout au niveau des jeunes. « Pour eux, fumer la cigarette est plus mortelle que la chicha », indique le médecin.

Et pourtant, l’utilisation de ce mode de consommation du tabac expose les fumeurs à des quantités de fumée beaucoup plus importantes que celles de la cigarette normale, en raison surtout de la durée des sessions de fumage.

Pour les experts, comme toutes les fumées de substances organiques qui brulent, celles de la chicha libèrent, lors de la combustion, près de 4000 substances chimiques, dont nombre d’entre elles sont toxiques, irritantes et/ou cancérogènes. La fumée de chicha contient des métaux qui proviennent du tabac, mais aussi du charbon, du revêtement du fourneau et de la colonne, du tuyau ou encore de la feuille d’aluminium.

Selon les cancérologues, il est difficile d’évaluer les effets sanitaires causés par la fumée de chicha car les publications scientifiques sur ce sujet ne sont pas nombreuses. Toutefois les études recensées démontrent que fumer la chicha accroît fortement les risques de cancers du poumon, des lèvres, de la vessie et des voies aérodigestives supérieures.

Théodore Kouadio

Envoyé spécial à Dakar

au Sénégal.