Ce monde n’a pas changé
Il est possible que vous ne la connaissiez pas, la cantatrice de Papara. Elle ne figure pas dans notre discographie et la notoriété qui devrait la mettre au même diapason que des génies de l’art musical tels Mozart ou Beethoven a souffert de notre peu d’engouement pour les choses essentielles. Et, des tendances musicales se disputant entre un zouglou souvent furibond contre les femmes et un coupé-décalé en décalage avec la musique qui s’écoute, l’art zéléen n’intéressera que les esthètes.
Il sied sans doute que j’esquisse des occurrences de la diva de Papara, et de la grande dame je dirai : Zélé Koné, fille de chef, quitte le foyer conjugal pour rejoindre son village natal après onze maternités ayant donné onze enfants qui seront tous successivement fauchés par la mort avant d’atteindre l’âge de trois ans. Dans nos traditions, quand le sort s’acharne sur une personne avec la précision du tireur d’élite c’est qu’il y a malheur sous roche. Une femme à qui la maternité n’a fait que des clins d’œil en l’installant au banc des mères jugées incapables de faire germer la vie et de contribuer à perpétuer l’humanité est une femme-mal. Zélé arrive donc à Papara et commence à cultiver la terre en chantant la vie, sa vie. Ses douleurs, ses espérances dans le lyrisme d’une soprano maniant le chanter-parler de façon innée fera d’elle la cantatrice de Papara. Un hameau perché au sommet de la Côte d’Ivoire, dans la région de Tengrela et qui s’enorgueillit encore d’avoir eu sa Maria Callas. Et surtout d’avoir été l’hôte d’un génie né des tiraillements de l’existence et dont la gloire se joue encore sur les xylophones de l’art mandingue, par-delà la Côte d’Ivoire. Zélé rend l’âme au cours d’une nuit de tornade où sa case s’écroule sur le frêle corps qui avait durant une soixantaine d’années regardé la vie avec des yeux impavides. Elle a chanté le Bari, une musique vocale exécutée lors des funérailles. Mais elle chanta le Bari pendant des baptêmes, des mariages, bref, pendant des fêtes. Pour dire que la vie et la mort sont souvent face dans face. L’une se redoublant de l’autre, et l’autre se dédoublant de l’une…
Passez-moi ce long laïus et permettez que je me serve de la béquille Zélé pour redire avec elle que ce monde n’a pas changé. C’est nous qui avons changé ce monde. Pis, nous l’avons dénaturé.
Dans une vie pas si ancienne, j’avais été auprès d’un ami mien, un frère choisi, à l’hôpital psychiatrique de Bingerville, le « deuxième hôpital » comme on dit dans cette commune pour éviter de nommer les malades mentaux. J’ai vu dans cet établissement sanitaire des malades parler de leur vie ancienne avec lucidité et beaucoup d’humour. Mais le lendemain certains se retrouvaient mis en quarantaine pour violence. J’ai vu des adolescents pensionnaires de ce centre à cause de la drogue dure fournie par le ‘’tonton’’ du quartier au-dessus de tout soupçon. J’ai vu des femmes enceintes qui n’avaient pas supporté la trahison de leurs conjoints ; des hommes qui avaient fait faillite, des étudiants qui avaient trop étudié, etc. Oui, Zélé, ce monde n’a pas changé ! Nous y avons surtout mis ‘’trop’’. Trop de noirs desseins. Trop d’avidité. Trop d’anxiété. Trop de haine ou trop d’amour. Or ‘’trop’’ est un dragon. Un dragon qui dénature tout.
Par Oumou Dosso
oumou.midosso@yahoo.fr