Turquie : les femmes voilées relèvent la tête

Turquie : les femmes voilées relèvent la tête

Turquie : les femmes voilées relèvent la tête

Après l'université et l'Assemblée nationale, c'est sur une chaîne de la télévision publique turque que le voile islamique a fait son apparition, pour la première fois, samedi 16 novembre. La présentatrice Feyza Cigdem Tahmaz est apparue sur TRT Türk, une chaîne câblée, pour présenter les informations de 17 heures, la tête recouverte d'un strict voile noir.

La jeune femme est un pur produit de la société turque conservatrice, diplômée de la faculté de théologie et ancienne militante de l'AKP (Parti de la justice et du développement) de Recep Tayyip Erdogan. Elle exerçait auparavant sur une petite chaîne privée. Les journalistes portant le voile sont déjà un certain nombre à tenir des éditos dans les quotidiens, à prendre part à la vie des médias, aux débats politiques et aux émissions sur les plateaux télévisés, mais jamais encore la télévision publique, placée sous le contrôle du gouvernement, n'avait franchi un tel pas.

Pour Feyza Cigdem Tahmaz, une forme de "normalisation" est en marche en Turquie, sous l'impulsion de l'AKP. Longtemps des femmes turques ont été mises au ban de la société en raison du voile qu'elles portaient. "Il fallait en finir avec ce problème", déclare la présentatrice. L'exclusion était pratiquée par la junte militaire après le coup d'État de 1980. Elle a été renforcée après le renversement par les généraux du gouvernement islamiste, en 1997. Une vague de répression et de dissolutions s'était alors abattue sur les fondations et les organisations islamistes, conduisant également à l'interdiction du parti de la Vertu (Fazilet), où militaient la plupart des membres de l'actuel gouvernement. Combattu au nom de la laïcité instaurée par Mustafa Kemal Atatürk dans les années vingt, le voile est devenu un symbole, un objet de lutte pour les politiciens islamistes.
Le voile autorisé pour les fonctionnaires

Deux semaines avant la diffusion sur la TRT d'un bulletin d'information présenté par une femme voilée, un autre tabou avait été brisé. Quatre élues de l'AKP se sont présentées à l'Assemblée nationale pour siéger la tête couverte. Les quatre femmes, qui avaient été élues non voilées en 2011, ont expliqué avoir fait ce choix de vie depuis leur pèlerinage à La Mecque, accompli cette année. "J'attends que tout le monde respecte ma décision. Le voile est une question entre un fidèle et son Dieu", a déclaré l'une d'elles, Gönül Sahkulubey.

Cette entrée au Parlement a été rendue possible par la levée de l'interdiction légale qui pesait sur les employées de la fonction publique. Une mesure soutenue par le pouvoir. "Chacun doit respecter la décision de nos soeurs", a déclaré le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Fin septembre, il avait annoncé dans son "paquet démocratique", la fin de l'obligation faite aux fonctionnaires d'officier tête nue. Infirmières, enseignantes, avocates, employées de bureau sont désormais autorisées à arborer le symbole religieux sur leur lieu de travail. Quelques exceptions sont maintenues pour l'armée, la police et la magistrature.

La nouvelle visibilité du voile, qui est porté par environ deux tiers des femmes turques, une proportion stable, continue de diviser la société turque. La majorité des partis politiques sont favorables à l'insertion professionnelle des femmes voilées au nom de la "liberté de croyance". À condition que les femmes qui ont choisi un autre mode de vie ne subissent pas la pression de ce modèle conservateur.
Évolution des moeurs

Mais pour une frange attachée à la laïcité kémaliste, Erdogan instrumentalise le voile à des fins électorales. Le député Faruk Logoglu, du parti kémaliste (CHP), principale force d'opposition, a jugé que le voile représente une mentalité anti-laïque". C'est pour ce motif que l'armée s'opposait, en 2007, à l'élection à la présidence de la République du candidat Abdullah Gül, dont la femme portait le foulard. Cela ne l'a pas empêché d'être élu.

La Turquie a en tout cas nettement évolué depuis les années 90. À l'époque, la députée du parti de la Vertu, Merve Kavakçi, s'était présentée à la séance inaugurale de la nouvelle assemblée vêtue de son hijab. L'apparition avait provoqué un tollé et la jeune femme avait été exclue manu militari du Parlement, déchue de son mandat et même, par la suite, de sa nationalité turque. Elle vit depuis aux États-Unis, pays plus libéral en la matière.

C'est aussi aux États-Unis qu'étaient parties étudier les filles de Recep Tayyip Erdogan pour ne pas avoir à renoncer à leur voile, au début des années 2000. C'était avant la réforme, en 2008, dans les universités turques. Après un long débat, le gouvernement avait finalement ordonné par décret aux recteurs de tolérer les étudiantes voilées dans leurs établissements. Jusque-là, elles devaient se découvrir avant de franchir les grilles. Certaines n'hésitaient pas à se coiffer d'une perruque pour contourner l'interdiction. Cette réforme avait braqué les milieux laïques. Cinq ans plus tard, le débat est moins passionné. Aujourd'hui, Sümeyya Erdogan, l'aînée, coiffée de son hijab, accompagne son père dans tous ses déplacements, en Turquie comme à l'étranger.

 

Le Point.fr