Est-on obligé de haïr pour pouvoir être heureux ?

Est-on obligé de haïr pour pouvoir être heureux ?

Est-on obligé de haïr pour pouvoir être heureux ?

« Pauvres gens, ils n’ont pas de Noirs, pas d’Arabes, pas de Juifs, personne à haïr. Comme ils doivent être malheureux ! Comme il faut bien haïr quelqu’un dans la vie, ils se sont tournés vers leurs propres populations rurales qui sont leur souffre-douleur », me répondait ironiquement un collègue américain. Nous étions, il y a deux mois, dans un pays de l’Europe de l’Est et je m’inquiétais d’être souvent le seul Noir dans des rues bondées de la capitale. Haïr. Nécessité de haïr. Est-ce aussi important pour notre vie ? Pourquoi les êtres humains développent tant de haine pour leurs semblables ?

Les autres couleurs haïssent les Noirs. Les Noirs essaient de leur retourner amicalement leur haine. Juifs et Arabes se haïssent à mourir. Chrétiens, musulmans, bouddhistes, païens se mènent une compétition de haine alors qu’ils se réclament tous Fils de Dieu. Telles ethnies détestent telles autres ethnies. Au sein de la même foi, Sunnites et Chiites se déchirent. Dans le même pays, les classes pauvres et riches ne peuvent plus cohabiter et n’ont plus aucune raison de regarder dans la même direction. Homosexuels et hétérosexuels ne veulent pas vivre dans la même communauté.

Les hommes se sont tous entendus pour brimer toutes les femmes, dans tous les pays et sur tous les continents, alors qu’ils étaient faits pour être les deux faces d’un même corps. Les vieux veulent d’une éternelle gérontocratie, les jeunes veulent d’un monde débarrassé « des talons rugueux et des mentons velus ». Les sympathisants d’associations et clubs sportifs sont passés d’un simple jeu à des expéditions meurtrières les uns comme les autres. Les partis politiques veulent tout le pouvoir pour eux seuls et pour toujours, les autres veulent le même pouvoir et maintenant. Les pays qui ne sont que les clôtures d’un monde originellement unique veulent l’hégémonie et la puissance pour eux seuls, les autres s’apprêtent à leur faire la guerre.

Dans tous les aspects de la vie de l’être humain, il y a de la place pour la haine active. La langue, l’appartenance culturelle, la couleur de la peau, la foi, l’orientation sexuelle, la race, la catégorie sociale, la conviction politique, la nationalité, le sexe, l’âge deviennent des raisons de se haïr et de s’entretuer. Tout se passe comme si l’Homme, heureux de vivre, ne l’est pas suffisamment s’il n’apprend pas à haïr, niant jusqu’au principe de diversité et de différence sur la base duquel Dieu l’a créé. Même les animaux les plus sauvages n’ont pas autant de haine pour les autres espèces animales.

La chaîne alimentaire a été inscrite dans leurs ADN, mais ils ne mangent pas plus d’animaux ou d’espèces végétales qu’ils n’en ont besoin pour survivre. Le lion rassasié n’inquiète jamais les biches insouciantes, il ne fait pas de provision de viande. Les animaux ne tuent jamais gratuitement, comme les hommes abattent leurs semblables dans la rue parce qu’ils sont différents et pas aussi heureux qu’eux. Entre les animaux et les hommes, qui est plus sauvage ?

Nous aussi, en Côte d’Ivoire, nous avons activement cherché à nous haïr parce que nous nous sentions si mal de ne pas avoir de haine mutuelle. D’abord, les Baoulé ont été opposés aux Attié, puis aux Bété. Le jeu a duré une bonne trentaine d’années, puis les Baoulé ont été opposés aux ressortissant de l’ouest, puis du nord. Les ressortissants de l’ouest ont été opposés à ceux du nord. Puis tout le nord a été opposé aux Bété. Aujourd’hui, le sud et le nord sont à couteaux tirés. Toutes ces oppositions artificielles ont été montées chaque fois qu’un pouvoir change de main. Il se trouve beaucoup de nos intellectuels pour faire l’apologie de la prééminence de tel groupe sur tel autre, de telle région sur telle autre, de telles ethnies sur telles autres.

Dans l’autre sens, il se trouve des intellectuels qui ont excellé dans l’art du martyre pour des dividendes politiques. Mais ces oppositions n’ont pas suffi. Aujourd’hui, nous avons utilisé le terreau fertile des partis politiques pour nous fabriquer des philtres de haine plus puissants et plus foudroyants.

La formule a marché et notre haine a réussi à créer deux Côte d’Ivoire sur le même territoire; celle qui pleure quand les Eléphants perdent la finale d’une Can et celle qui festoie pour la même raison; celle qui organise un deuil quand Murielle Ahouré décroche des médailles et celle qui est folle de joie lorsqu’elle perd; celle qui regarde avec fierté les ponts et routes en construction et celle qui prie pour que ces infrastructures s’effondrent; celle qui félicite les investisseurs qui arrivent dans le pays et celle qui promet de détruire leurs acquis; celle qui fait le deuil national pour ses dizaines de concitoyens morts piétinés le premier jour de l’an et celle qui se délecte des images de cadavres empilés; celle qui salue chaque progrès du pays et celle qui, chaque matin, se demande pourquoi tarde tant le déluge qui va éradiquer le pays de la carte du monde. Sommes-nous vraiment obligés de nous haïr mutuellement pour être heureux en Côte d’Ivoire ?

Par VINCENT TOHBI IRIÉ