60 ans de la BAD
60 ans après, la BAD doit retrouver le zèle de ses réformateurs historiques
Obi Ezekwesili, ancienne ministre, ancienne vice-présidente pour l’Afrique à la Banque mondiale
Kalidou Gadio, DLA Piper, ancien conseiller juridique de la BAD
Agnes Kalibata, ancienne présidente de l’AGRA
À l’occasion de son soixantième anniversaire, la Banque africaine de développement (BAD) repose sur les fondations posées par chacun de ses anciens présidents[1]. Mais l’histoire montre que trois d’entre eux, en particulier, ont guidé l’institution à travers des tournants décisifs : Babacar Ndiaye, Omar Kabbaj et Donald Kaberuka. Leurs réformes combinées constituent une feuille de route pour la prochaine génération. Face aux crises actuelles – baisse de l’aide, explosion de la dette... – cet esprit de réinvention décisive doit à nouveau se manifester.
La course à la présidence que nous observons actuellement intervient alors que le continent fait une nouvelle fois face à un resserrement de la liquidité, à l’épuisement des ressources concessionnelles et à une envolée du coût du service de la dette. Ces pressions rappellent des chocs antérieurs : la contraction de l’aide après la Guerre froide au début des années 1990, la chute des cours des matières premières entre 1998 et 2002, ou encore la crise financière mondiale de 2008-2009.
Chaque épisode a forcé la première institution de développement du continent à redéfinir son mandat, à renforcer son bilan et, point crucial, à préserver sa solvabilité. Ces leçons restent d’une grande pertinence alors que la Banque prépare une nouvelle mobilisation de ressources, tandis que les décideurs africains débattent de la meilleure façon dont elle peut servir une économie continentale de 3 000 milliards de dollars US, toujours en manque d’infrastructures, de résilience climatique et de diversification industrielle.
Feu Babacar Ndiaye (président de 1985 à 1995) a conduit la Banque à travers l’une de ses plus profondes transformations. Technocrate et diplomate sénégalais accompli, il a obtenu en 1987 l’augmentation générale du capital, qui a triplé les ressources ordinaires pour atteindre 23,3 milliards de dollars US, et a fédéré les nouveaux actionnaires non régionaux autour d’un agenda commun. Il a ensuite soutenu la création d’institutions panafricaines qui ont perduré bien au-delà de son mandat : Afreximbank, Shelter Afrique et Africa Re, étendant l’action de la Banque au financement du commerce, au logement et au transfert de risques. Sa capacité à convaincre l’Érythrée et l’Éthiopie, la Namibie et l’Afrique du Sud de souscrire simultanément témoigne de son habileté diplomatique.
Prenant ses fonctions dans un contexte de perte de confiance des investisseurs, l’économiste marocain Omar Kabbaj engagea une modernisation en profondeur. Il rétablit la note AAA de la Banque, relança le cycle de reconstitution du Fonds africain de développement (FAD) et renforça l’adéquation des fonds propres. En interne, il introduisit des contrôles financiers rigoureux, des directives d’approvisionnement et une politique de rémunération compétitive qui permit d’attirer et de fidéliser les talents. Il créa également le Tribunal administratif, offrant un recours formel aux employés en cas de litige.
Ces réformes de gouvernance ne constituaient pas une critique implicite de Ndiaye ; elles prolongeaient plutôt son attachement à des institutions durables. À la fin des dix années de mandat de Kabbaj, le bilan de la Banque était renforcé, ses processus internes codifiés et ses coûts d’emprunt à nouveau enviés par ses pairs multilatéraux.
Donald Kaberuka, qui avait déjà dirigé la reconstruction post-génocide du Rwanda, affronta la crise financière mondiale avec une détermination comparable. En 2009, il lança une Facilité de liquidité d’urgence de 1,5 milliard de dollars US, organisa la relocalisation temporaire à Tunis et orchestra le retour ordonné de la Banque à Abidjan en 2014, tout en préservant la notation AAA obtenue sous Kabbaj.
La marque de fabrique de Kaberuka fut cependant la solidité institutionnelle. Il renforça le Département d’évaluation indépendante, mit en place un régime de sanctions formel et créa pour la première fois un Bureau d’enquête et de lutte contre la corruption. Conscient du déficit d’infrastructures qui freine la croissance africaine, il impulsa également la création d’Africa50, une plateforme de développement et de financement de projets qui mobilise aujourd’hui des capitaux non souverains aux côtés des ressources propres de la Banque.
Les réalisations de Ndiaye, Kabbaj et Kaberuka illustrent un mandat évolutif mais constant : financer un développement transformateur à l’échelle du continent tout en préservant l’intégrité financière de la Banque. Pourtant, les besoins de l’Afrique dépassent désormais les guichets concessionnels traditionnels. À elle seule, la transition climatique pourrait exiger 250 milliards de dollars US par an d’ici 2030 ; l’agenda de la numérisation et la mise en œuvre de la ZLECAf réclameront des milliards supplémentaires en capital-risque et en services de conseil.
Les actionnaires de la Banque, africains comme non africains, doivent donc décider si son mandat s’élargira pour attirer des financements privés, sécuriser les investissements verts et soutenir les biens publics régionaux, ou si elle se repliera vers un modèle classique de prêts à projets. En s’appuyant sur les faits, l’Afrique peut faire valoir qu’en l’absence d’une BAD financièrement solide et innovante sur le plan des politiques publiques, aucune de ces ambitions n’est atteignable. Une base capitalistique robuste, une gouvernance disciplinée et le maintien de la note AAA sont des conditions préalables à un effet de levier à grande échelle sur les marchés extérieurs.
Mais les défis qui s’annoncent sont plus intenses que tout ce que la Banque a connu. Un réchauffement planétaire plus rapide que prévu alimente sécheresses au Sahel, cyclones sur la côte mozambicaine et inondations dévastatrices de la Libye au KwaZulu-Natal ; les mauvaises récoltes et les chaînes d’approvisionnement perturbées provoquent une insécurité alimentaire croissante dans plus de vingt pays africains.
La volatilité financière mondiale, la hausse des taux d’intérêt et la fragmentation des corridors commerciaux mettent sous pression les emprunteurs souverains que la BAD est censée servir et, par ricochet, fragilisent son propre modèle de financement. Honorer l’héritage transformateur des anciens réformateurs n’est donc pas un simple exercice de nostalgie : c’est le point de départ indispensable pour armer l’institution face à la prochaine vague de chocs systémiques.
Cela exige une acuité politique, une discipline financière et le courage d’agir dans l’incertitude. Cela exige aussi de croire en les institutions africaines comme moteurs de transformation et non simples canaux d’aide. Le chemin devant nous n’est pas facile, mais il n’est pas inconnu. Une BAD agile et audacieuse : voilà la Banque que nous voulons voir émerger. Et nous sommes convaincus que c’est cette institution que ses actionnaires et partenaires au développement seront fiers de soutenir.
Agnes Kalibata, ancienne présidente de l’AGRA
À l’occasion de son soixantième anniversaire, la Banque africaine de développement (BAD) repose sur les fondations posées par chacun de ses anciens présidents[1]. Mais l’histoire montre que trois d’entre eux, en particulier, ont guidé l’institution à travers des tournants décisifs : Babacar Ndiaye, Omar Kabbaj et Donald Kaberuka. Leurs réformes combinées constituent une feuille de route pour la prochaine génération. Face aux crises actuelles – baisse de l’aide, explosion de la dette... – cet esprit de réinvention décisive doit à nouveau se manifester.
La course à la présidence que nous observons actuellement intervient alors que le continent fait une nouvelle fois face à un resserrement de la liquidité, à l’épuisement des ressources concessionnelles et à une envolée du coût du service de la dette. Ces pressions rappellent des chocs antérieurs : la contraction de l’aide après la Guerre froide au début des années 1990, la chute des cours des matières premières entre 1998 et 2002, ou encore la crise financière mondiale de 2008-2009.
Chaque épisode a forcé la première institution de développement du continent à redéfinir son mandat, à renforcer son bilan et, point crucial, à préserver sa solvabilité. Ces leçons restent d’une grande pertinence alors que la Banque prépare une nouvelle mobilisation de ressources, tandis que les décideurs africains débattent de la meilleure façon dont elle peut servir une économie continentale de 3 000 milliards de dollars US, toujours en manque d’infrastructures, de résilience climatique et de diversification industrielle.
Feu Babacar Ndiaye (président de 1985 à 1995) a conduit la Banque à travers l’une de ses plus profondes transformations. Technocrate et diplomate sénégalais accompli, il a obtenu en 1987 l’augmentation générale du capital, qui a triplé les ressources ordinaires pour atteindre 23,3 milliards de dollars US, et a fédéré les nouveaux actionnaires non régionaux autour d’un agenda commun. Il a ensuite soutenu la création d’institutions panafricaines qui ont perduré bien au-delà de son mandat : Afreximbank, Shelter Afrique et Africa Re, étendant l’action de la Banque au financement du commerce, au logement et au transfert de risques. Sa capacité à convaincre l’Érythrée et l’Éthiopie, la Namibie et l’Afrique du Sud de souscrire simultanément témoigne de son habileté diplomatique.
Prenant ses fonctions dans un contexte de perte de confiance des investisseurs, l’économiste marocain Omar Kabbaj engagea une modernisation en profondeur. Il rétablit la note AAA de la Banque, relança le cycle de reconstitution du Fonds africain de développement (FAD) et renforça l’adéquation des fonds propres. En interne, il introduisit des contrôles financiers rigoureux, des directives d’approvisionnement et une politique de rémunération compétitive qui permit d’attirer et de fidéliser les talents. Il créa également le Tribunal administratif, offrant un recours formel aux employés en cas de litige.
Ces réformes de gouvernance ne constituaient pas une critique implicite de Ndiaye ; elles prolongeaient plutôt son attachement à des institutions durables. À la fin des dix années de mandat de Kabbaj, le bilan de la Banque était renforcé, ses processus internes codifiés et ses coûts d’emprunt à nouveau enviés par ses pairs multilatéraux.
Donald Kaberuka, qui avait déjà dirigé la reconstruction post-génocide du Rwanda, affronta la crise financière mondiale avec une détermination comparable. En 2009, il lança une Facilité de liquidité d’urgence de 1,5 milliard de dollars US, organisa la relocalisation temporaire à Tunis et orchestra le retour ordonné de la Banque à Abidjan en 2014, tout en préservant la notation AAA obtenue sous Kabbaj.
La marque de fabrique de Kaberuka fut cependant la solidité institutionnelle. Il renforça le Département d’évaluation indépendante, mit en place un régime de sanctions formel et créa pour la première fois un Bureau d’enquête et de lutte contre la corruption. Conscient du déficit d’infrastructures qui freine la croissance africaine, il impulsa également la création d’Africa50, une plateforme de développement et de financement de projets qui mobilise aujourd’hui des capitaux non souverains aux côtés des ressources propres de la Banque.
Les réalisations de Ndiaye, Kabbaj et Kaberuka illustrent un mandat évolutif mais constant : financer un développement transformateur à l’échelle du continent tout en préservant l’intégrité financière de la Banque. Pourtant, les besoins de l’Afrique dépassent désormais les guichets concessionnels traditionnels. À elle seule, la transition climatique pourrait exiger 250 milliards de dollars US par an d’ici 2030 ; l’agenda de la numérisation et la mise en œuvre de la ZLECAf réclameront des milliards supplémentaires en capital-risque et en services de conseil.
Les actionnaires de la Banque, africains comme non africains, doivent donc décider si son mandat s’élargira pour attirer des financements privés, sécuriser les investissements verts et soutenir les biens publics régionaux, ou si elle se repliera vers un modèle classique de prêts à projets. En s’appuyant sur les faits, l’Afrique peut faire valoir qu’en l’absence d’une BAD financièrement solide et innovante sur le plan des politiques publiques, aucune de ces ambitions n’est atteignable. Une base capitalistique robuste, une gouvernance disciplinée et le maintien de la note AAA sont des conditions préalables à un effet de levier à grande échelle sur les marchés extérieurs.
Mais les défis qui s’annoncent sont plus intenses que tout ce que la Banque a connu. Un réchauffement planétaire plus rapide que prévu alimente sécheresses au Sahel, cyclones sur la côte mozambicaine et inondations dévastatrices de la Libye au KwaZulu-Natal ; les mauvaises récoltes et les chaînes d’approvisionnement perturbées provoquent une insécurité alimentaire croissante dans plus de vingt pays africains.
La volatilité financière mondiale, la hausse des taux d’intérêt et la fragmentation des corridors commerciaux mettent sous pression les emprunteurs souverains que la BAD est censée servir et, par ricochet, fragilisent son propre modèle de financement. Honorer l’héritage transformateur des anciens réformateurs n’est donc pas un simple exercice de nostalgie : c’est le point de départ indispensable pour armer l’institution face à la prochaine vague de chocs systémiques.
Cela exige une acuité politique, une discipline financière et le courage d’agir dans l’incertitude. Cela exige aussi de croire en les institutions africaines comme moteurs de transformation et non simples canaux d’aide. Le chemin devant nous n’est pas facile, mais il n’est pas inconnu. Une BAD agile et audacieuse : voilà la Banque que nous voulons voir émerger. Et nous sommes convaincus que c’est cette institution que ses actionnaires et partenaires au développement seront fiers de soutenir.
[1] Dans cette tribune, l’expression « anciens présidents » désigne uniquement les dirigeants dont le mandat est terminé, conformément aux règles de la Banque qui interdisent tout commentaire public sur les performances du président en exercice.