Dr Dodié Franck, diplômé de l’Université de Harvard: «Nous travaillons à digitaliser tout le système de santé en Côte d’Ivoire»

Dr Dodié Franck, Médecin ivoirien, diplômé de l'Université de Harvard, lors de la réception de son prix, aux Etats-Unis. (Dr)
Dr Dodié Franck, Médecin ivoirien, diplômé de l'Université de Harvard, lors de la réception de son prix, aux Etats-Unis. (Dr)
Dr Dodié Franck, Médecin ivoirien, diplômé de l'Université de Harvard, lors de la réception de son prix, aux Etats-Unis. (Dr)

Dr Dodié Franck, diplômé de l’Université de Harvard: «Nous travaillons à digitaliser tout le système de santé en Côte d’Ivoire»

Le 16/10/23 à 10:07
modifié 16/10/23 à 10:07
Dr Dodié Franck, diplômé de l'Université de Harvard. Il est ce jeune ivoirien à qui un prix de l'innovation en santé publique a été décerné par les anciens de l'Ecole de santé publique de l'Université de Harvard, aux Etats-Unis. De retour au bercail, après sa formation, ce dernier travaille à digitaliser totalement le système de santé en Côte d'Ivoire.
On est curieux de savoir un peu plus sur le lauréat du prix de l’innovation en santé publique. Qui est vraiment Dr Dodié Franck ?

Je suis un Ivoirien formé dans un premier temps en Côte d’Ivoire. J’ai fait mes classes en Côte d’Ivoire, notamment du point de vue primaire jusqu’à l’Université d’Abidjan où j’ai obtenu mon doctorat en médecine. J’ai tout d’abord servi en Côte d’Ivoire. J’ai travaillé en tant que médecin urgentiste au Centre hospitalier universitaire (Chu) de Treichville, précisément aux urgences médicales. Par la suite, j’ai été muté au ministère de la Lutte contre la Sida, sous la coupole du Dr Adjobi Christine, pour servir comme directeur régional, en charge de la région de Yamoussoukro. Après cela, j’ai quitté mon poste pour m’envoler pour les Etats-Unis en vue d’une nouvelle formation. J’ai pu décrocher un Master en santé publique à l’Université de Harvard, établissement situé à Cambridge, ville de l’agglomération de Boston, dans le Massachusetts. J’ai servi au Conseil en santé (Healthcare consulting) pendant un certain temps aux Etats-Unis, avant de rentrer au pays parce que j’ai estimé que je pouvais mieux servir avec toutes mes compétences acquises dans cette Université et surtout faire un meilleur impact en Côte d’Ivoire, au regard des problèmes de santé dans le pays. Je suis rentré, j’ai créé mon entreprise « Innovative Healthcare Solutions » qui est une structure qui accompagne les structures de santé pour leur permettre d’améliorer leur performance de sorte qu’elle puisse offrir des servcies de qualité aux populations.

Nous travaillons avec des entités telles le Centre national de transfusion sanguine (Cnts), le Centre national de radiothérapie, Alassane Ouattara (Cnrao), basé au Chu de Cocody, ainsi qu’avec des structures privées comme Roch Côte d’Ivoire

De façon spécifique, pour un Ivoirien lambda qui veut comprendre vos activités. Quelles sont les innovations que vous apportez concrètement ?

Les innovations sont de plusieurs ordres. Moi, je suis spécialiste de santé publique mais aussi en santé numérique, en informatique de la santé. Si on part sur la base de technologie, nous travaillons à digitaliser tout le système de santé en Côte d’Ivoire. C’est dire que nous aidons des structures de santé à opérer leur transformation digitale de sorte qu’à ce qu’elles puissent offrir des soins de qualité aux populations. C’est la première composante. La seconde, c’est en termes d’innovations. Nous venons avec une autre approche de la santé publique qui a d’ailleurs favorisé des reformes ayant permis aujourd’hui d’améliorer la santé des populations.

Quand nous sommes arrivé en Côte d’Ivoire, on s‘est rendu compte qu’il y a avait une pénurie accrue de sang. Cette situation faisait que des enfants mourraient parce qu’il n’y avait pas de sang. Des femmes en travail perdaient la vie pour manque de sang. Malheureusement, il n’y avait pas de lumière sur cette problématique. C’était encore en sourdine. On a estimé que c’était un drame que des gens perdent pour des choses qui sont évitables. Personne n’a intérêt de voir son parent mourir parce qu’on n’a pas pu avoir le sang. Que sa femme en travail meurt par manque de sang. Il fallait donc agir.

Notre action s’est basée sur trois axes. Il fallait d’abord créer un cadre de collaboration avec les acteurs qui sont en charge de la question de sang. C’est ainsi que nous avons signé un partenariat avec le Cnts en juillet 2021 qui nous donnait quitus pour pouvoir accompagner le Cnts dans l’amélioration de ses processus et atteindre ses objectifs. Ensuite, nous avons signé un partenariat avec l’Ucp santé Banque mondiale (l’Unité de coordination des projets de santé de la Banque mondiale). On a dit cette question est intéressante, il faut la regarder parce qu’elle touche des indicateurs qui nous intéresse (les indicateurs de santé maternelle et infantile, donc la mortalité maternelle et infantile). Si vous voulez avoir des résultats sûrs en mortalité maternelle et mortalité infantile, vous êtes obligés de travailler sur la question. Car 60% de la population demandeuse de sang, c’est le couple mère-enfant. S’il n’y a pas de sang, le couple mère-enfant est plus affecté. Si vous voulez impacter ces indicateurs, il faut travailler sur le sujet du sang. Donc, on a créé ce cadre de collaboration.

On s’est dit, si vous voulez changer une politique de santé, il nous faut des données. Si vous parlez avec des données vous êtes plus crédibles. Nous avons fait ce qu’on appelle une analyse situationnelle, sur une base scientifique. On a sillonné toute la Côte d’Ivoire, sur financement de la Banque mondiale, pour collecter des données auprès des Ong qui œuvrent pour la promotion de don de sang, des hôpitaux, des structures décentralisées du Cnts, pour comprendre toute la problématique et la magnitude même de la problématique.

On a pu constater qu’effectivement, il y avait des décès. Il y avait un manque d’information et de communication. Ensuite, nous avons fait de la communication sur le travail que nous faisions. L’une des choses que nous avions remarquée, c’est qu’il y avait un manque de transparence. Une partie du sang était détournée dans des circuits contraires. Cela créait un problème de confiance. Certaines personnes refusaient de donner leur sang simplement parce qu’ils ne voulaient pas que ce produit donné gratuitement se retrouve dans un circuit parallèle. Il fallait montrer aux gens qu’il y avait quelque chose qui était fait pour réparer le système et ainsi regagner leur confiance. C’était de la communication. A côté, il y avait une partie de la population qui n’avait même pas conscience de l’ampleur de la problématique. Si quelqu’un est en train de vaquer à ses occupations et qui n’a pas de parent qui a un besoin de sang, cette personne n’est pas impactée directement. Du coup, ce dernier ne comprend pas. Il fallait faire cette campagne de communication pour amplifier les choses pour que les gens comprennent qu’il y a une véritable problématique de sang en Côte d’Ivoire. C’est donc cette stratégie à trois axes qui a fait que le gouvernement a bougé pour prendre des décisions impactantes comme la réduction du prix du sang en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, on a pratiquement éliminé le trafic illicite du sang. Le Cnts n’avait véritablement pas de moyens pour travailler, un portefeuille de 2,5 à 3 milliards de Fcfa a été alloué à cette entité pour s’équiper.

L’approche a été innovante. C’est ce qui nous a valu le prix. Parce que, In fine, la réduction du prix du sang a rendu le produit plus accessible. Ce qui permettra d’avoir moins de décès.

A la fin, vous êtes primé. Quel sentiment vous anime ?

Lorsque vous recevez un prix d’une telle importance, naturellement, il y a un sentiment de fierté qui nous anime. Parce que quelque part, vos devanciers ont reconnu votre travail. Il faut reconnaitre que Harvard est une Université prestigieuse et ceux qui en sortent, font des choses extraordinaires et viennent de tous les pays du monde. Que moi je sois choisi cette année parmi de nombreux candidats, c’est un honneur. C’est une réelle fierté. L’honneur revient à la Côte d’Ivoire. Si vous voyez les photos du prix, j’avais une écharpe aux couleurs de la Côte d’Ivoire. C’est dire que quelque part, on a mis la Côte d’Ivoire sur la carte. Tout le monde sait qu’en Côte d’Ivoire, il y a des personnes qui ont des compétences qui peuvent impacter. Au-delà, mon sentiment c’est de savoir que ce qu’on fait, impacte la population. C’est la plus grande victoire pour moi. Que de savoir que des mères de familles nous dire merci parce que leur enfant a pu avoir du sang. Ce sont des choses qui agissent sur moi, qui me donnent des émotions et qui me donnent encore la force de continuer le combat. Le combat n’est par conséquent pas terminé.

Il y a plusieurs candidatures dans différentes catégories. Vous aviez une idée du nombre ?

Je n’ai pas le nombre de candidat. C’est gardé au secret. Comment le processus de sélection se déroule ? Chaque année, on ouvre une période de candidatures, On demande à tous les anciens, disséminés un peu partout dans le monde, de nominer un des leurs qu’il pense qu’il devrait avoir ce prix. Il y a trois catégories : L’Award du leadership dans la pratique de la santé publique, la catégorie de l’expert de la santé publique émergent et l’Award de l’innovation. Lorsque le Comité reçoit les nominations, il statue et pour chaque catégorie, on identifie seulement un seul récipiendaire. Pour la catégorie de l’innovation en santé publique, dans le monde entier, c’est ma personne qui ait été choisie. Pour la catégorie du leadership, un Kenyan a été désigné et enfin un Américain pour la catégorie Expert de la santé publique émergent.

Vous avez agi au niveau du système de transfusion sanguine en Côte d’Ivoire et qui a été un succès. Ce qui a amené d’ailleurs le gouvernement à prendre des décisions fortes. Il faut tout même reconnaitre que pour performer le système de santé en Côte d’Ivoire, le champ est encore très vaste. Que pouvez-vous faire de plus pour le rendre encore plus performant ?

Dès notre retour en Côte d’Ivoire, on s’est dit qu’il y avait nécessité, parce qu’il y avait un travail à faire. Nos système de santé en Afrique, notamment en Côte d’Ivoire ne sont pas les plus performants dans le monde. Il y avait beaucoup à faire. Quand vous regardez le système transfusionnel, il était défaillant. Nous sommes venu pour insuffler un nouveau souffle au système qui a fait que les choses se sont améliorées. Mais, il y a d’autres pans bien entendu. Il y a la question de la mortalité maternelle, aujourd’hui c’est un vrai drame dans le pays, avec pour première cause : les hémorragies. On aimerait bien travailler sur cette question, pour aller en profondeur et voir toutes les causes sous-jacentes qui font qu’il y a la mortalité maternelle en Côte d’Ivoire et faire qu’il n’y en ait plus ou que ce soit réduit, de manière considérable. S’il n’y a pas de mortalité maternelle en occident ou très peu, ce n’est pas parce que Dieu aime plus les femmes en occident que les femmes ivoiriennes. Mais en réalité, c’est parce que leur système fait en sorte de remplir les besoins des populations et fait en sorte que les femmes ne meurent pas. C’est tout un travail. Cela part de la sensibilisation au niveau des populations, en incitant les dames à faire des consultations prénatales, et pouvoir déceler les anomalies avant que cela ne se complique, en faisant un suivi des femmes et l’accouchement dans les conditions optimales et enfin en ayant un plateau technique qui permette, qu’en cas de problème, de pallier cela. Si une dame accouche dans une région reculée et fait une hémorragie, on doit l’admettre dans le centre de santé de niveau supérieur. S’il n’y pas d’ambulance, le fait que l’engin ne soit pas disponible peut lui coûter la vie. Un système de santé est constitué de plusieurs entités qui doivent pouvoir s’appareiller de sorte à faire fonctionner ce système de manière optimale. S’il y a un seul aspect qui est défaillant cela peut coûter la vie.

Certaines études ont été déjà menées, avant vous. Le gouvernement multiplie aussi les investissements dans la réalisation des infrastructures sanitaires. Qu’est-ce que vous pouvez proposer de plus ?

Ce qu’on apporte de plus, c’est de regarder le problème de manière holistique. Un problème qui se pose aujourd’hui : la mortalité maternelle. On prend toute la chaine, depuis la dame qui est dans son foyer qui a un besoin de concevoir un enfant, jusqu’à l’accouchement, quels ont les différentes étapes et où y a-t-il des goulots d’étranglements, dans l’offre de soins et on essaie de comprendre. C’est une réflexion de manière holistique mais en même temps, à un certain niveau on peut apporter des solutions digitales et technologiques. Une seule chose que l’on peut faire, si nous avons digitalisé le système de santé en Côte d’Ivoire, c’est dire qu’on aura les données de toutes les femmes. A chaque fois qu’une femme vient en consultation ces données sont recueillies et sont enregistrées dans le système. L’intelligence artificielle peut répertorier toutes les femmes qui ont eu par exemple une hémorragie à la délivrance et regarder toutes les similarités, ce qu’un humain de ne peut pas voir. La plus infime similarité, l’intelligence artificielle peut la déceler. Une fois que c’est décelé, c’est dire qu’on peut détecter des signes avant-coureurs. Qui, s’ils étaient dévoilés plutôt et corrigés, pouvaient nous permettre d’empêcher d’arriver à l’hémorragie cause du décès. Ce sont des innovations qu’on peut mettre en place en Côte d’Ivoire.

Moi je rêve d’un système de santé qui est totalement digitalisé et pour lequel on a une basée de donnée exhaustive de toutes les populations, les femmes qui sont en âge de procréer et des femmes enceintes, de pouvoir exploiter ces données et améliorer l’offre de service. Ce sont des solutions qui existent ailleurs qu’on peut mettre en place en Côte d’Ivoire. Si on a l’opportunité de travailler avec le ministère de la Santé, main dans la main, ce sont des choses qu’on peut suggérer.

Pour réaliser son rêve, de quoi Dr Dodié Franck a-t-il besoin ?

J’ai besoin que les pouvoirs publics nous invitent à la table de discussion. A l’occasion de la présentation de mon prix, je devais être reçu par le ministre de la Santé. Malheureusement, il a eu un contre-temps. Finalement, j’ai été reçu par son directeur de Cabinet. J’ai évoqué la question de ce que nous sommes présents en Côte d’Ivoire. C’est une expertise ivoirienne qui a les mêmes compétences que celles qui viennent d’ailleurs. Parce que nous avons été formés dans l’une des plus grandes Universités du monde. C’est une expertise ivoirienne qui doit être mise au service de la Côte d’Ivoire.

Je suis un privé. Si on ne m’invite pas à la table de discussion, mes solutions resteront pour moi. C’est parce qu’on a réussi à avoir une convention de partenariat avec le Cnts qu’on a réussi à faire changer les choses, à un moment donné. Si on nous invite sur les grandes problématiques, nous pouvons apporter des solutions.

Quel message pour vous-même et aussi pour les autres chercheurs ivoiriens, après cette distinction ?

Quand je décide de rentrer au pays, j’avais des hésitations. Etre diplômé de Harvard c’est dire que vous pouvez travailler partout et se faire beaucoup d’argent. A un moment donné, le désir de regagner le bercail m’anime pour aider les populations. Après tout, il y a toujours des hésitations. Est-ce que ça va marcher ou pas. Le message, c’est que j’ai pris la bonne décision. Au vu des résultats, du nombre de personnes qui seront ou sont déjà impactées par la réduction du prix du sang par l’élimination du trafic illicite du sang, moi je suis satisfait d’être rentré. Je me dis qu’on peut aller plus loin dans la transformation du système de santé. Ce qui me donne encore plus de force pour continuer le combat.

Pour les autres chercheurs, c’est de sortir du fatalisme. Quand je suis arrivé en Côte d’Ivoire et que j’avais dit que j’allais m’attaquer à la problématique du sang, il y a eu des médecins, des chercheurs, des gens dans le système qui m’ont dit que c’était inutile. Que c’était difficile de faire bouger les choses et qu’il y avait beaucoup d’intérêts en jeu. Je leur ai répondu aussi qu’il y a de nombreuses personnes qui meurent parce qu’il y a un manque de sang. Ne pas essayer sera une faute. Je me serai fait complice de ce drame qui est en train de se produire. Il ne faut pas qu’on se dise que les choses sont immuables. Il faut qu’on se dise qu’avec beaucoup d’effort, on peut réussir à faire bouger la machine pour améliorer notre système de santé et satisfaire nos populations.

Interview réalisée par EDOUARD KOUDOU



Le 16/10/23 à 10:07
modifié 16/10/23 à 10:07