Docker : un travail d’hercule pour une maigre rémunération (Reportage)

Docker

Docker : un travail d’hercule pour une maigre rémunération (Reportage)

Le 27/06/23 à 11:53
modifié 27/06/23 à 12:09
Pilier du fonctionnement du Port autonome d'Abidjan (PAA), l'un des poumons de l'économie ivoirienne, le docker continue paradoxalement de travailler dans des conditions difficiles.
Le hall d’embauche des dockers, situé au sein du Port autonome d’Abidjan (PAA) est bondé de monde. Pourtant, il n’est que 5 h 30 mn, ce vendredi, 28 avril 2023. Combien sont-ils en cette matinée ? 300, 400...? Il est difficile de dénombrer ces aspirants au travail dont l’âge moyen tourne autour de la quarantaine. La fine pluie matinale n’a nullement entamé leur ardeur. Il fallait pour chacun, être très tôt, au port, pour accroître ses chances d’être embauché. Parmi eux figurent des diplômés, des illettrés... Le physique requis, chacun est venu, dans l’espoir d’obtenir le graal, un boulot. Dans l’attente, certains, songeurs, sont assis sur des cartons, d’autres, debout devisent.

Le docker, il faut le souligner, assure la manutention des navires. Au chargement et au débarquement des marchandises, il est le principal acteur. En dépit de la présence des machines de manutention : diables (un outil de levage et de transport de charges, à la forme d'un petit chariot muni de deux ou six roues basses), transpalettes (un appareil de manutention sans motorisation électrique qui sert à surélever et déplacer des charges), des tables élévatrices mobiles (matériel de manutention permettant de lever ou de baisser une charge) et bien d’autres, il faut nécessairement des personnes physiques. Celles-ci, ce sont les dockers.

Pour cette journée du 28 avril 2023, à trois jours de la fête du travail, seulement 200 dockers devaient être recrutés par des sociétés d’import-export de riz, de fer et d’engrais. Visiblement trop peu, comparativement au nombre important de demandeurs d’emplois présents sur les lieux. Jean Séka, père de cinq enfants, qui réside à Yopougon-Gesco est un élu du jour. L’air fatigué, ce solide gaillard a dû passer la nuit au hall de paie situé à quelques encablures du Port autonome d’Abidjan. Dans des vêtements usagés, cet homme, revendique une expérience d’une dizaine d’années dans une société d’empilage, comme manutentionnaire. Il possède même une carte de docker délivrée par la Société des entreprises de manutention des ports autonomes d’Abidjan et de San Pedro (Sempa), une multinationale exerçant au port. Il rejoint son poste avec joie. Ici, les travailleurs sont payés à la tâche et par quinzaine.

Contrairement à Jean, ceux qui n’ont pas été retenus, retournent chez eux. Ils ne devront toutefois pas oublier de déposer leur carte auprès des chefs d’équipes des différentes entreprises. Car, ils reviendront tenter leur chance le lendemain.

Des témoignages recueillis auprès de quelques bénéficiaires mettent l’accent sur le mode de recrutement tant pour un travail nocturne qu’un travail diurne. Dans les deux cas, il faut se faire enregistrer auprès des commis de la Sempa. Une fois sélectionné, l’élu du jour, dès 7 heures, se met effectivement à travailler.

Kassoum Kéita, vit à Abobo, une vaste commune au nord d’Abidjan. Père de trois enfants et titulaire d’un Baccalauréat, il a également passé la nuit au port pour avoir ce job. Il nous raconte les difficultés auxquelles ses camarades et lui sont confrontés. « Avoir un travail de docker est un parcours du combattant. Venus souvent très tôt, on trime, ici, toute la journée jusqu’au soir. Nous dormons, parfois, dans le hall d’embauche. Si le lendemain, on n’a pas eu gain de cause, la mort dans l’âme, on retourne à la maison pour revenir le jour d’après », se lamente-t-il.

Un boulot harassant

Prosper Yao, chef de quai d’une entreprise de manutention, a accepté de nous servir de guide pour que nous puissions nous imprégner des conditions de travail du docker. Ce jour-là, un navire venant de la Thaïlande accoste, avec dans sa cale, 40 000 tonnes de riz. Pendant ce temps, les machines de manutention vrombissent et les camions font d’interminables allées et venues dans un vacarme assourdissant. Selon le chef du quai, ce navire thaïlandais doit être déchargé en moins d’une semaine. Les différentes équipes sont en place, prêtes à s’engouffrer dans le ventre de ce mastodonte des mers. Une fois l’inspection du bateau terminée, Karim Ouattara et ses collègues montent à bord. Le déchargement de la cargaison commence aussitôt. Torses nus, sans gants, et transpirant à grosses gouttes, ils attachent les sacs de riz les uns aux autres et à l’aide de palettes, les font débarquer. Les fourchettes prennent les palanquées (ensemble de colis) une à une. Sous la supervision de leur chef d’équipe, un groupe de dockers les stocke dans des entrepôts. « A l’intérieur, d’autres dockers les déposent les unes sur les autres sous le regard du magasinier. On utilise les machines avec les élévateurs. Ici, on parle en termes de tonnes et non de kilogrammes », raconte Prosper Yao, avant de laisser Karim Ouattara expliquer cette activité de façon précise. « Les produits peuvent venir en vrac et nous les mettons dans le sac. De la cale à laquelle nous avons accès, trois équipes font le déchargement. Depuis là-haut, la première équipe fait descendre le riz, la deuxième le réceptionne, quand la troisième équipe met les sacs dans le magasin. Toute la cargaison des navires (riz, blé, engrais, soja, voitures) doit être déchargée par les dockers. Pour ce qui est des camions destinés à l’hinterland, les dockers les chargent », note Eugène Kouadio Kan. Ce chef magasinier qui revendique plus de 25 ans de présence dans le milieu, précise que les piles de marchandises peuvent, parfois, atteindre le plafond des magasins.

docker 2
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Kouakou Adjoumani, un autre ouvrier du port, affirme, quant à lui, travailler de 7 h à 19 h, soit 12 heures d’horloge. Ses collègues et lui chargent les sacs de cacao à bord des bateaux. Et naturellement, cette activité demande beaucoup de force physique et de courage. « Nous avons, ici, trois sortes de manutention. Pour les marchandises en vrac, la tâche consiste à déchirer les sacs de fèves et les vider dans le bateau ; la manutention préélinguée consiste à regrouper des marchandises par colis sanglés que nous déposons à l’intérieur du bateau. Nous faisons des tonnages de dix lots. Chaque lot est composé de 385 sacs par palette. Ce qui fait neuf palettes », fait-il savoir.

Autre endroit du PAA, mêmes réalités. Au port de pêche, Yacouba Sawadogo, superviseur et son équipe, s’activent à débarquer du poisson. « Nous mettons vingt personnes en cale avec un système de rotation. Quand dix travaillent, dix autres attendent. Une fois les navires déchargés, le poisson est aussitôt déposé dans les entrepôts frigorifiques en attendant le client ; car c’est un produit pourrissable », soutient notre interlocuteur.

Que de risques !

Comme toute activité physique, celle de docker n’est pas sans risque. Dans ce milieu, les accidents de travail sont fréquents. Fofana Ladji en a été victime. Il a, en effet, fait une chute à partir d’une pile de sacs de riz. Un accident qui lui a laissé des séquelles. Exerçant au port de pêche, Adama Kanté prévient qu’un colis peut glisser de là-haut ou des mains d’un docker et causer de sérieux dégâts. « Lancer un carton de poissons peut heurter le bras d’un docker et le fracturer. De même que de la cale à la palette, un colis peut tomber sur un manutentionnaire. De telles situations arrivent, souvent. Une année, un câble de bateau a cédé, faisant un mort. C’est vous dire qu’au niveau sécuritaire, il y a des risques auxquels nous sommes exposés », fait-il observer. Il ajoute qu’un accident de travail peut conduire la victime en clinique. Alors que n’étant pas couvert par une police d’assurance et ne bénéficiant pas de prise en charge, le docker est laissé à son sort. « Un mois de maladie à la maison fait perdre au docker un mois de salaire. Des collègues sont morts sans assistance », regrette Adama Kanté.

Un faible revenu, malgré le péril !

Malgré les risques et les gros efforts qu’il fournit de jour comme de nuit, le docker perçoit un salaire qui laisse à désirer, à en croire les témoignages des acteurs du secteur. « Nous faisons 12 heures de travail journalier, cela nous revenait à 4200 F CFA. Actuellement, nous percevons 7143 F la journée, après avoir mené une âpre lutte syndicale. Un père de famille ne peut pas se contenter de ce qu’il reçoit comme rémunération », se désole Sylvère Atto Yé. « Les taux horaires de travail varient selon les catégories. La 3e catégorie perçoit 300 F CFA l’heure. Soit 7000 F la journée et 8000 F la nuit », précise une source.

Après 21 ans de service, Sylvère Atto Yé, père de trois enfants, dit se contenter du petit salaire journalier, en attendant d’avoir une meilleure opportunité, ailleurs. Et ce mieux se fait toujours attendre. Hélas !

Ahua Kouakou


Le SG du CNDD
Le SG du CNDD



Kouadio Mousso Adam David, SG du Cndd : « Les négociations continuent encore »

Le secrétaire général du Collectif national des dockers et dockers transit pour la défense de leurs droits (Cndd), l’un des syndicats les plus représentatifs au port sur la quarantaine existante, est formel. « Les négociations continuent toujours en vue d’améliorer les conditions de travail et de vie des dockers», souligne Kouadio Mousso Adam David. Même si, confesse-t-il, les conditions de vie des manutentionnaires évoluent peu à peu. Tout en traduisant sa reconnaissance au chef de l’Etat, au ministre des Transports et au directeur général du port autonome d’Abidjan, le secrétaire général du Cndd rappelle l’importance du décret de 2019 portant statut particulier des dockers. « C'est le lieu de rappeler à toutes fins utiles que ce décret a suscité beaucoup d'espoir. Ne pas l’appliquer dans son intégralité, amenuise au fil des années cette espérance. Nous faisons confiance aux autorités portuaires », affirme-t-il.

Kouadio Mousso Adam David lance un appel à ses collègues s’ils veulent pour atteindre leurs objectifs. « Les manutentionnaires doivent parler d’une seule voix. Nous avons actuellement quatre fédérations au sein de notre corporation. Cela ne nous profite pas », conclut-il.


Dioman coné
Dioman coné



Le ministère des Transports rassure...


Le rôle économique du docker est su de tous. Sans lui, le port ne peut pas tourner convenablement. Au vu de son importance, l’Etat ivoirien a pris le décret n°2019-102 du 30 janvier 2019, portant statut particulier des dockers en Côte d’Ivoire, en vue d’améliorer leurs conditions de vie et de travail.

Selon le directeur de cabinet du ministre des Transports (tutelle administrative du port autonome d’Abidjan), Dioman Coné, son administration a fait un point du tableau des diligences du décret qui comporte douze axes essentiels. « Nous sommes en train de mettre en œuvre les différents points du décret. Le premier axe est de dire qui est docker, qui peut avoir la carte de docker. Le deuxième élément est de réaliser une visite médicale spécifique pour le docker en raison de la pénibilité de son travail et des horaires de travail tardifs. Le troisième aspect est de savoir qui est docker permanent parce qu’il y avait eu un grand débat lorsque je présidais la commission qui a préparé le projet de décret. L’on se demandait qui peut être docker permanent et le décret règle aussi cette question », éclaire-t-il. Dioman Coné ajoute que la digitalisation reste un chantier majeur. « Aujourd’hui, les dockers disent qu’ils sont au nombre de 8 000. Quel est le mécanisme qui a permis de donner ce chiffre ? La digitalisation permet d’avoir des données fiables », rassure le collaborateur du ministre des Transports. Il déclare que désormais, l’organisme qui gère la main d’œuvre docker est contraint d’inscrire ceux-ci à la Caisse nationale de prévoyance sociale (Cnps) afin qu’ils bénéficient de la retraite.

Abordant la question du taux horaire, le directeur de cabinet déclare que les rémunérations sont discutées entre les dockers et leur patron. « Sur cette question, nous n’avons pas vraiment une emprise. Par contre, ce que nous pouvons leur dire, mettez dans vos accords d’établissement, un taux horaire consensuel », souligne-t-il. Il se veut rassurant quant à l’inscription dans les cahiers de charges, de clauses obligeant de prendre en compte l’aspect pénibilité.

Comme pour dire qu’il y a de l’espoir.


Laurette
Laurette



Laurette N’Dri épouse Alassane, seule femme docker exprime sa fierté


Elle avait rêvé de travailler au port, elle y est parvenue. Laurette Affoué N’Dri Alassane a débuté en 2012, en tant que conductrice de petits engins. « Quand j’ai commencé en 2012, je roulais les petits engins qui transportaient les colis de 2,5 tonnes, ensuite ceux de 5 et 7 tonnes. J’ai aussi roulé les engins de 28 tonnes. Mais aujourd’hui, je conduis les engins lourds, chariots élévateurs appelés challenger. Ils servent à décharger et à charger des navires. Je suis la seule femme conductrice de ces engins dans le terminal à conteneurs », indique avec fierté la jeune dame. Même si elle reconnaît que sa situation financière n’est pas rose, elle se réjouit toutefois d’exercer un métier qu’elle aime. « Je ne me plains pas, j’aime mon boulot et cela me réjouit. D’année en année, il y a une amélioration et cela est encourageant », affirme Laurette. Toutefois, elle appelle le gouvernement à se pencher sur le dossier des dockers afin d’améliorer significativement leur revenu.

La seule femme docker reconnaît que le travail de manutentionnaire est pénible. « Il faut s’asseoir pendant plusieurs heures sur des engins et réussir à décharger un navire. Souvent, ces engins ne sont pas climatisés ; ce qui n’est pas du tout facile. Certes, aujourd’hui, les conditions de travail s’améliorent, mais, le job de docker est éprouvant », confesse-t-elle. Comme pour expliquer pourquoi peu de femmes sont rares au port. « Les femmes sont courageuses, mais, le job de docker est pénible. Dans les années 1990, il y avait également une femme, selon l’information que j’ai reçue, mais actuellement, je suis la seule », avance cette femme mariée et mère de quatre enfants. Assurément ici, le débat sur la question du genre ne se pose pas, les candidates au métier de docker se faisant rares.

AK



Le 27/06/23 à 11:53
modifié 27/06/23 à 12:09