
Dossier/Corruption en Côte d’Ivoire : Le combat du gouvernement contre un mal profond érigé en règle
Si le jeune entrepreneur n’a pas hésité à faire cette proposition à cette dame, c’est parce qu’il n’est pas rare de rencontrer des donneurs d’ordres qui exigent à mots couverts ou parfois, ouvertement que le soumissionnaire à un marché leur reverse une commission pour en être l’adjudicataire. « Personne n’a envie de perdre de l’argent. Mais pour avoir un marché important, il faut que tous ceux qui ont le pouvoir de décision y trouve leur compte », se défend Kouassi K.
Le cas de ce jeune entrepreneur n’est pas isolé. En Côte d’Ivoire comme ailleurs, la corruption ne concerne pas que le secteur privé. Dans les services de l’administration publique, elle est pratiquée à un niveau tel que tout le monde à tendance à s’en accommoder ; comme si la corruption est désormais acceptée comme un argument normal pour ravir une commande.
Les services des concours de la Fonction publique, ceux de la Douane, de la Police, de la Gendarmerie, l’acquisition des documents administratifs (actes de naissance, certificats de décès, Permis de conduire etc.), Justice, secteur de l’immobilier ; pour ne citer que ceux-là, sont infestés d’agents véreux qui monnaient leurs services aux usagers.
Selon Dr Kanidji Ouattara, président de la Fédération ivoirienne des petites et moyennes entreprises (Fipme), la corruption frappe tous les secteurs d’activités. « Les Pme vivent des faits de corruption bien souvent dans la passation des marchés publics. Lorsque l’appel d’offre n’est pas ouvert, un ou plusieurs agents de l’entreprise contractante contactent directement des prestataires auxquels ils n’hésitent pas à proposer ledit marché moyennant des dessous de tables », déplore-t-il.
Dans un rapport publié en 2020 par la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), l’Afrique perd chaque année près de 90 milliards de dollars, (45 mille milliards de FCfa) en raison de fuites illicites de capitaux. Ce qui équivaut à 3,7% du PIB du continent. Concernant la Côte d’Ivoire, selon la Haute autorité de la bonne gouvernance, en 2019, le pays a perdu 1.400 milliards de FCfa du fait de la corruption ; soit 4% du PIB et 64% du service de la dette.
Ces chiffres témoignent de l’ampleur du fléau en Afrique, en général et en Côte d’Ivoire en particulier. Non seulement il gangrène dangereusement l’économie ivoirienne, mais aussi impacte négativement le classement du pays au niveau de l’indice de Transparency International.
Dans le classement 2021 de cette Ong, la Côte d’Ivoire occupait la 105è place sur 180 pays. Si la corruption vaut au pays ce classement peu honorable au niveau mondial, elle n’est pas sans conséquences sur le quotidien des populations, surtout sur la cherté de la vie.

Impact sur la cherté de la vie
La commercialisation des produits vivriers n’échappe pas à la corruption. En effet, à cause des nombreux barrages érigés sur les routes où ils sont obligés de mettre la main à la poche avant de les franchir, les commerçants disent n’avoir d’autre choix que de répercuter ces frais supplémentaires sur leurs marchandises au grand dam des populations qui, naturellement, jugent ces prix exorbitants.
Bahia Lou Younan épse Vanié, commerçante et propriétaire du marché Gouro de Bingerville, déplore les désagréments que causent les barrages anarchiques : « Je prends la marchandise à 20 km de Zuénoula. De là, à Abidjan, on dénombre une trentaine de barrages. A chacun de ces points de contrôle, je paie souvent entre 3000 et 5000 F. Ce qui n’est pas fait pour nous rendre la tâche facile », souligne-t-elle. Non sans regretter qu’elle est obligée de répercuter ces faux frais sur les prix de revient de ces marchandises vendues aux consommateurs.
« Je ne peux pas acheter une marchandise à 5.000 F en brousse, payer tous ces faux frais sur les routes et vendre le même produit à Abidjan au prix d’achat, c’est impossible ! », fait comprendre la commerçante. Le racket sur les routes ivoiriennes n’est pas un fait nouveau. Bien que l’ampleur du phénomène semble avoir baissé du fait des mesures de répression prises par le gouvernement, il n’en demeure pas moins, une épine dans le pied des transporteurs et commerçants et une arête dans la gorge de la population.
Les activités financières impactées
La corruption est un fléau qui gangrène progressivement l’économie de la Côte d’Ivoire. Selon Philippe Kodjo Kouassi, juriste, expert dans la lutte contre la corruption, la pratique a un impact majeur sur les activités financières et économiques du pays, renchérit le coût (donc cherté) de la vie, pénalise le consommateur et bien sûr les entreprises qui en paient un lourd tribut dans leur fonctionnement et met à mal leurs efficacité et performance.
« Concernant l’Etat, cette gangrène crée des soupçons et manque de confiance des bailleurs de fonds dans leur volonté d’accompagnements stratégiques. En gros, la corruption ne facile pas les affaires en Côte d’Ivoire et constitue une source d’impunité, surtout au niveau judiciaire », a-t-il déploré. Il est toutefois convaincu que la corruption est un mal qu’on peut éradiquer ; surtout par la sensibilisation des populations aux droits, devoirs et égalité de toutes devant la Loi.
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• La détermination des autorités ivoiriennes à lutter contre le fléau
Depuis quelques années, la moralisation de la vie publique apparaît comme l’un des défis majeurs de l’action gouvernementale. Dans son discours à la Nation prononcé le 6 août 2022, à l’occasion de la Fête de l’indépendance, le président de la République, Alassane Ouattara, a invité ses concitoyens à se réapproprier « le respect des deniers et biens publics ».

Lancée depuis le mois de juin 2021, l’opération « Mains propres » a conduit à l’éviction de plusieurs directeurs généraux de sociétés d’Etat de leur poste. C’est le cas notamment des patrons du Fer (Fonds d’entretien routier) ; de l’Agef (Agence de gestion foncière) ; de la Npsp (Nouvelle pharmacie de la Santé publique) ; de l’Artci (Autorité de régulation des télécommunications en Côte d’Ivoire). Ces patrons sont, en effet, épinglés pour malversations portant sur plusieurs milliards de FCfa.
Des enquêtes sont en cours relativement à cette opération dans d’autres sociétés d’Etat. On peut le dire, cette opération de moralisation de la vie publique témoigne de l’engagement du gouvernement ivoirien à réduire drastiquement le fléau.
La création, en 2013, de la Haute autorité pour la bonne gouvernance (Habg) traduit cette volonté du gouvernement. Cette structure est chargée de la prévention et de la répression des actes de corruption et des infractions assimilées. Il y a aussi un ministère de la Promotion de la bonne gouvernance, du Renforcement des capacités et de la Lutte contre la corruption. Le travail effectué par ce département sous l’impulsion de son premier responsable, Zoro Epiphane Ballo a déjà donné des résultats satisfaisants à travers l’opération coup de poing.
Ainsi, dans le secteur de la santé, 14 structures sanitaires ont été épinglées pour corruption après les investigations. Il s’agit de 11 établissements publics et 3 privées dans le district d’Abidjan. Les enquêtes menées dans le cadre de cette même opération, ont permis de mettre à nu des magouilles au sein de la Société ivoirienne de contrôles techniques automobiles et industriels (Sicta), de dénoncer des actes de corruption dans l’Éducation en ce qui concerne l’affectation d’élèves dans les écoles d’enseignement privé, l’accélération du traitement des dossiers lors de l’établissement d’actes de justice.
Le ministère a également procédé à la mise en place du comité d’éthique du Ministère de la Fonction Publique et de la Modernisation de l’Administration et du dispositif de conformité aux Douanes ivoiriennes.
Briser l’omerta
Le gouvernement a, par ailleurs, mis en place un outil novateur : Spacia, une Plateforme de surveillance et de prévention des actes de corruption et des infractions assimilées ; cet outil permettra de dénoncer facilement et précisément et publiquement les actes de corruption dans tous les secteurs d’activités.
Si la mise en place de ces différentes structures a été saluée par la population en générale, il incombe aux gouvernants d’accentuer la prévention et de poursuivre sans relâche la sensibilisation des citoyens au respect du bien public.
EPA
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• Les mesures gouvernementales rassurent
La lutte contre la corruption est, aujourd’hui, prise à bras-le-corps par le gouvernement. Philippes Kodjo Kouassi, juriste, expert dans la lutte contre la corruption économique soutient que des entreprises privées avaient déjà élaboré une stratégie de sensibilisation.

« Maintenant, l’Etat a mis en place des dispositifs de lutte contre la corruption avec des ordonnances, réglementations et institutions fortes. Preuve que la lutte contre la corruption s’inscrit, désormais, en droite ligne de l’action gouvernementale ; cela à travers des ministères qui ont élaboré différentes stratégies et normes visant à accompagner le dispositif de lutte de l’Etat contre la corruption en Côte d’Ivoire », a salué l’expert.
Se prononçant sur le classement de la Côte d’Ivoire selon l’Ong Transparency, M. Kodjo Kouassi s’est félicité des dispositifs mis en place par le gouvernement pour améliorer ce rang. Il affirme, cependant, que pour réussir la lutte contre la corruption, il faut des actions concrètes.
« Nous ne sommes pas en bonne position. Etant à l’état embryonnaire, nous devons à présent mener des actions concrètes pour éradiquer la corruption de nos mœurs, de nos sociétés. Pour ce faire, il faut, par exemple, plus de transparence dans les appels d’offres pour que les sociétés puissent en bénéficier clairement, selon leurs capacités, leurs compétences ; en d’autres termes, donner l’opportunité à des sociétés de grandir et de faire aussi leur chemin plutôt que ce soit toujours les mêmes qui sont déjà bien assises », a-t-il conseillé. Et de conclure : « Nous encourageons l’Etat à continuer à mener les actions de lutte contre le fléau de la corruption. »
EPA