Pr Yago Zakaria (spécialiste de la psycholinguistique et aphasiologue): "La Côte d’Ivoire a un grand besoin de médecins du langage…"

Pr Yago Zakaria, spécialiste de la psycholinguistique et aphasiologue. (Ph: Dr)
Pr Yago Zakaria, spécialiste de la psycholinguistique et aphasiologue. (Ph: Dr)
Pr Yago Zakaria, spécialiste de la psycholinguistique et aphasiologue. (Ph: Dr)

Pr Yago Zakaria (spécialiste de la psycholinguistique et aphasiologue): "La Côte d’Ivoire a un grand besoin de médecins du langage…"

Le 28/06/22 à 01:53
modifié 28/06/22 à 01:53
L’orthophonie est une discipline essentielle dans le diagnostic, la prévention et le traitement des pathologies du langage. Mais jusqu’en 2019, il n'existait pas en Côte d’Ivoire un parcours de formation spécifique dédié à cette thématique. Le Professeur Yago Zakaria, responsable de la formation souligne dans cette interview l’urgence de former des orthophonistes.
Professeur, vous êtes psycholinguiste et Aphasiologue. Que recouvrent ces termes ?

Je vais définir succinctement ces deux termes peu familiers. La psycholinguistique étudie le comportement verbal dans sa globalité. Elle se trouve au carrefour de la linguistique, de la psychologie et de la neurolinguistique. Elle s’intéresse aux processus de l’acquisition et du développement du langage, aux pathologies du langage dans leur ensemble. L’Aphasiologie relève de la neurolinguistique et s’occupe essentiellement des aphasies, c’est-à-dire des cas de déconstruction ou de perte de langage consécutives à un Accident vasculaire cérébral (Avc) ou un traumatisme crânien ou même de migraines. Dans ces cas, l’Aphasiologue élabore une stratégie pour reconstruire le langage du patient et traiter également les troubles périphériques qui peuvent surgir avec l’aphasie. Dans notre pays où la plupart des gens parlent plusieurs langues, la reconstruction va se faire à partir des résidus de la langue maternelle (une langue ivoirienne) du patient et qui, le plus souvent, se conserve partiellement quand les autres langues qu’il parlait se sont effacées. Notons qu’il existe plusieurs types d’aphasie. J’ai été formé dans cette spécialité à l’université de Stuttgart en Allemagne. Je pense que beaucoup d’Ivoiriens ont déjà vu des personnes qui parlaient comme tout le monde et un jour, à la suite d’un Avc ou d’un traumatisme crânien, ces personnes ne parlent plus ou articulent péniblement ou encore parlent sans arrêt (logorrhée). Ce sont des cas d’aphasie et il faut procéder à la reconstruction du langage de la personne. Actuellement nous reconstruisons le langage d’un homme, de niveau d’études supérieures, qui a fait un Avc avec une hémorragie cérébrale, à partir du Yacouba qui est sa langue maternelle. L’orthophonie est malheureusement une science peu connue des Ivoiriens. Pourtant, nombre de familles sont concernées par cette science parce que dans beaucoup de familles, vous avez des enfants qui ne présentent aucune anomalie sur le plan physique, mais sur le plan scolaire, éprouvent des difficultés pour apprendre à lire ou à écrire. D’autres ont des difficultés en calcul et en orthographe. Ce sont les cas les plus simples. En dehors de ces cas, nous avons aussi des enfants qui sur le plan physique présentent des anomalies, notamment des enfants trisomiques, appelés couramment enfants mongoliens terme à proscrire. Dans nos villages, quand une femme met au monde un enfant de ce genre, on le traite « d’enfant serpent » et très souvent, on « l’accompagne » autrement dit on l’élimine. Nous avons aussi des enfants autistes qui sont hyperactifs et il n’y a pas de moyens pour les maîtriser. Il y a des cas qui sont plus graves. Il s’agit des infirmes moteurs cérébraux et les enfants polyhandicapés. L’orthophonie dont le champ d’action est vaste prend en charge toutes ces pathologies. Pour ne pas être fastidieux, nous n’allons pas établir une liste exhaustive.

Qu’entend-t-on par infirme moteur cérébral ou enfant polyhandicapé ?

Les enfants Infirmes moteurs cérébraux (Imc) souffrent d’une paralysie cérébrale dues à des lésions non évolutives et non curables des tissus cérébraux survenant immédiatement avant, pendant ou après la naissance. Parmi les troubles qui surviennent dans le cas des IMC, on peut citer une raideur du tronc ou des membres, des troubles de l’équilibre et de la coordination des mouvements, la présence de mouvements involontaires, des troubles visuels, auditifs et tactiles. Sans être exhaustif, nous pouvons ajouter les troubles de la parole, de l’articulation, le langage oral et écrit, bref les troubles de la communication. S’agissant du polyhandicap, ce terme désigne le cas d’une personne atteinte d’altérations cérébrales précoces (avant ou après la naissance), non évolutives ayant pour conséquence d’importantes perturbations : déficience intellectuelle, déficience motrice, déficiences psychiatriques, fragilité physique, pas de langage oral signifiant, perturbations de la marche, postures et mouvements (pas de marche autonome, aides pour les activités quotidiennes). Généralement les parents de ces types d’enfants les cachent dans les maisons par peur du regard des autres, du voisin et aussi parce qu’ils ne savent même pas à qui s’adresser. Imaginez un peu le désarroi des parents et essayez d’imaginer l’impact sur la famille, sur le plan social. Cela entraîne parfois des séparations dans le couple, la responsabilité étant presque toujours rejetée sur la mère. C’est triste mais c’est une réalité dans notre pays. Vous voyez qu’au niveau de la maternelle, du primaire, du secondaire et du supérieur c’est-à-dire à chaque strate du système éducatif, tout le monde est concerné. Pour revenir à l’objet de l’orthophonie et à l’orthophoniste, dans son rôle premier, cette spécialité vise à apprendre aux patients à bien parler, parler correctement. Si une personne n’arrive pas à le faire, c’est qu’il y a un dysfonctionnement et ce problème relève de la compétence de l’orthophoniste. Pour le commun des mortels, l’enfant naît et il parle, on ne se préoccupe pas de l’acquisition du langage, sauf quand il y a un retard de langage. En plus de cela, il y a les troubles de la parole, les problèmes d’articulation, les troubles du langage. Il y a certaines situations où le langage de l’enfant est complètement déconstruit, c’est-à-dire qu’il parle beaucoup mais on ne comprend pas ce qu’il dit. Ces situations sont multiples et diverses.

Comment se fait la formation des formateurs au niveau de la maternelle et du primaire ?

Au niveau de l’école primaire, la difficulté particulière relève de la formation des enseignants qui ne connaissent pas tous ces aspects. Généralement, ne sachant même pas de quoi il s’agit, ils s’arrêtent au niveau du constat. Du coup, quand un enfant a des difficultés en classe, il est l’objet de dérision de la part de ses camarades. L’enseignant qui ne sait pas déceler des troubles de langage, ne peut pas les résoudre. Il y avait dans les classes « la rangée des cancres ». L’enseignant, malgré sa bonne volonté est désarmé. Pourtant, les solutions existent. En tout état de cause, il urge de commencer à donner des rudiments aux enseignants afin que dès le primaire, ceux-ci puissent détecter les pathologies et les troubles du langage et orienter les enfants vers des spécialistes.

Pour une science aussi importante, pourquoi c’est seulement en 2019 que cet ordre d’enseignement a été introduit à l’Université. Les centres d’encadrement existants, comment les agents sont-ils formés ?

En réalité, j’ai commencé ces enseignements depuis 1988. J’ai dispensé des cours sur les pathologies du langage au sein du Département des Sciences du langage de l’Ufr Langues littératures et civilisations (Llc), de l’Université Félix Houphouët-Boigny à Abidjan et aussi à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké dès 1990. Mais, il fallait parvenir à créer un diplôme. C’est une longue procédure. A partir de 1996, après ma formation en Allemagne, une option psycholinguistique a été créée en Maîtrise et les étudiants ont commencé à travailler sur ces différents sujets. Néanmoins, avec le certificat de psycholinguistique et la contribution inestimable de nos collègues médecins, nos étudiants ont pu intervenir dans les Chu pour les prises en charge d’aphasies. Il y a des actions qui étaient menées mais inconnues du grand public. Nous nous sommes interrogés sur la nécessité de créer un Master professionnel pour, d’une part, aider des familles qui ne savent pas à qui s’adresser lorsqu’elles ont des enfants qui ont des pathologies liées au langage et, d’autre part, permettre aux étudiants d’avoir des opportunités d’emploi. Finalement, par décision n°19-110 du 6 août 2019 du Conseil de l’Université Félix Houphouët-Boigny, le Master Professionnel d’Orthophonie (Mpo) est une réalité, grâce aux efforts conjoints de l’Ufr Llc et de l’Ufr des Sciences Médicales. La première promotion a commencé avec dix auditeurs. Parmi lesquels il y a des médecins en majorité. La seconde promotion compte onze auditeurs. C’est dire qu’il y a peu d’engouement. Peut-être aussi parce que nous n’avons pas fait assez de publicité autour de cette offre de formation. Nous espérons qu’avec cette lucarne offerte le quotidien Fraternité Matin, le Master professionnel d’orthophonie (Mpo) sera mieux connu. Ce qui freine un peu le projet, c’est que l’université crée le Master mais le finance en partie : l’Université met à notre disposition les salles de cours et toute la logistique. Les frais de formation servent à payer les enseignants. Nous avons un volume horaire élevé de cours. C’est une formation pluridisciplinaire. Il faut payer ces spécialistes. La culture de la gratuité réduit le nombre d’étudiants. L’Université ne peut pas tout faire ni l’Etat non plus. Payer les frais de formation, est aussi un signe de motivation.

Quelle est la spécificité de la formation ?

En Europe, des pays comme le Danemark, l’Espagne, la France ou l’Allemagne, ont développé chacun un modèle d’émergence de l’orthophonie adapté au Danois, à l’Espagnol au Français ou à l’Allemand. Chaque pays élabore ses programmes de formation en fonction de ses besoins et de ses réalités linguistiques. La Côte d’Ivoire est un pays multilingue avec une soixantaine de langues environ réparties en quatre groupes. Le Master professionnel d’orthophonie prend largement en compte les langues ivoiriennes dans leurs structures et leur fonctionnement. Les tests de dépistage et les outils de rééducation qui ont fait la preuve de leur efficacité ailleurs (Europe, Etats-Unis, Canada, etc.) sont repris, traduits dans les langues ivoiriennes et adaptés à notre contexte culturel. Exemple le Token Test (sous-test du Aat, un test pour les locuteurs de l’allemand) qui a déjà été traduit dans dix langues ivoiriennes. La présence d’un interprète ne règle pas le problème si le thérapeute ignore la structure et le fonctionnement de la langue. Un exemple. Deux patients ayant perdu l’usage de la parole, à la suite d’une hémorragie cérébrale voient leur langage en cours de reconstruction à partir du Baoulé pour l’un et du Yacouba pour l’autre. Pourtant, ce sont des intellectuels qui parlaient très bien le français (Un professeur d’université et un cadre dans une grande société de la place) ! Un enfant qui ne parlait pas a pu être démutisé avec le Baoulé ! Le modèle conçu et développé en France, en Europe, en Amérique ou ailleurs, ne peut être importé et appliqué à nos populations qui sont généralement au moins bilingues. Tout en bénéficiant de certains acquis des pays européens, les sciences du langage, la médecine et la psychologie doivent constituer le socle de l’orthophonie en Côte d’Ivoire, en particulier et en Afrique Sub-saharienne, en général.

Quels sont les objectifs de la formation ?

L’objectif général de cette formation est de contribuer au bien-être de la population (au niveau social, intellectuel et professionnel) à travers la prévention et la prise en charge efficiente des troubles du langage et de la communication ainsi que des troubles périphériques qui les accompagnent. Pour atteindre cet objectif, les objectifs spécifiques suivants doivent être pris en compte. A savoir, en premier lieu, former des spécialistes outillés pour le repérage précoce et la prévention des troubles du langage liés aux apprentissages (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie) qui exerceront dans les Centres hospitaliers universitaires (Chu), les centres de santé urbains et ruraux, les établissements préscolaires et primaires, les collèges et lycées ou en cabinet privé. En outre, la formation vise à former des spécialistes qui collaboreront avec les médecins neurologues dans les Chu pour un meilleur diagnostic et une meilleure prise en charge de patients souffrant de troubles neurologiques ou de pathologies dues à des lésions cérébrales. Au surplus, il y a lieu de former des spécialistes pour la prise en charge des pathologies liées à une malformation de l’appareil phonatoire et relevant de la sphère ORL ainsi que de la dysphagie. Aussi, la formation va contribuer à former des spécialistes pour la prise en charge des troubles du langage liés à une déficience mentale et des handicaps lourds. Par ailleurs, à travers ce Master professionnel, on forme des spécialistes outillés pour la prise en charge des pathologies du langage liées aux maladies dégénératives (Alzheimer, Parkinson, etc.). Enfin, la formation aide à mettre en place une équipe pluridisciplinaire pour un diagnostic et une rééducation efficiente des troubles du langage, un cadre de concertation et d’échange.

Quelles sont les conditions à remplir pour être un auditeur en Master d’orthophonie ?

La formation, qui dure deux ans, est paramédicale et pluridisciplinaire. Elle est assurée par des enseignants issus de l’Ufr Llc (exemples : Psycholinguistes, Phonéticiens, linguistes), Ufr sciences médicales (Exemples : Neurologues, Orl), Ufr Sciences de l’Homme et de la société (Psychologues). Les étudiants doivent être titulaires d’une Licence en Sciences du langage, en Psychologie, les étudiants de médecine qui ont déjà bouclé leur 3e année. Quant aux autres étudiants des autres domaines, ils doivent soumettre leur dossier pour étude.

Le besoin d’orthophoniste est réel. Mais, y a-t-il des débouchées pour les étudiants ?

Le nombre de spécialistes est très insuffisant en Côte d’Ivoire et les rares orthophonistes sont installés pour la plupart à Abidjan. La création de nouveaux métiers ou le renforcement des capacités dans les métiers existants va contribuer à réduire le chômage des jeunes. Les orthophonistes ne chôment pas. Même les auditeurs ont des opportunités, des offres qui leur permettent d’engranger de l’argent. Le Master professionnel permet de former au niveau national et régional un vivier de spécialistes en matière d’orthophonie dans une optique de professionnalisation des formations. Trois types d’exercice s’offrent à ces futurs spécialistes. Il s’agit pour eux d’être un libéral dans un cabinet privé, un salarié seul dans un hôpital, une formation sanitaire, dans une école ou une autre institution et enfin un exercice mixte.

Le coût des prestations des orthophonistes est-il à la portée de toutes les bourses en Côte d’Ivoire ?

Il faut le reconnaître, les pathologies du langage sont un problème de société et les orthophonistes qui sont installés actuellement pratiquent des tarifs qui ne sont pas à la portée de tous les Ivoiriens. Tenez, une consultation coûte 20 000 F Cfa et un bilan orthophonique s’élève en moyenne à 45 000 F Cfa. Ce n’est pas du tout à la portée de tous. Du coup, des parents s’engagent et par la suite, abandonnent faute de moyens financiers : ils n’ont plus les moyens de payer leur facture. Ce qui freine les soins des enfants qui ont des troubles de langage. Nous pensons qu’il faut pratiquer des prix raisonnables. Car, les prises en charge, si on sait quand elles commencent, on ne sait pas quand elles vont prendre fin. C’est la raison pour laquelle, nous exhortons les étudiants à se former en grand nombre afin de s’installer sur l’ensemble du territoire national. Ce qui va aider à réduire les coûts des prestations et rendre celles-ci accessibles.

Quel appel à lancer aux étudiants et aux autorités ?

Les universités ont modifié leur rôle traditionnel, classique. Elles ne formaient pas à des métiers. Toutefois, quand nous voyons autour de nous le chômage des jeunes diplômés, l’université a décidé de mettre en place ce genre de formation professionnelle de manière à contribuer à réduire le chômage dans notre pays. L’appel que je lance aux étudiants est simple. Leur problème est l’employabilité. Je leur demande de venir s’inscrire et cela va leur permettre d’apprendre un métier. En effet, il y a un emploi, à coup sûr, à la fin de la formation qui est faite dans l’optique de l’auto-emploi. Au niveau des autorités, je leur demande de faciliter les installations des orthophonistes. Certes, à travers les formations, ils ont la possibilité de s’installer à leur propre compte. Mais, il leur faut des moyens financiers pour y arriver. Ce serait bien que les autorités puisent accompagner les orthophonistes pour qu’ils puissent s’installer et prendre en charge toutes ces différentes pathologies que nous avons et que beaucoup de gens ignorent.

Comment le gouvernement accompagne-t-il cette formation ?

Le gouvernement et l’université mettent à notre disposition la logistique nécessaire. C’est une aide considérable. Cependant la formation manque de local, nous n’avons même pas un bureau.

Qu’attendez-vous du gouvernement ?

Avant de dire ce que nous attendons, je remercie les autorités de l’Université Félix Houphouët-Boigny, le président et les vice-présidents, les Doyens, les directeurs des Conseils scientifiques et pédagogiques, tous les membres du Conseil de l’Université qui ont permis la création de ce Master. Au ministère de l’Education nationale et de l’Alphabétisation, nous demandons de réfléchir à l’introduction d’un module d’initiation aux pathologies du langage et leur impact sur le rendement scolaire dans les Cafop. Nous demandons au gouvernement d‘apporter un appui pour l’installation des orthophonistes sous la forme de prêts remboursables.


Le 28/06/22 à 01:53
modifié 28/06/22 à 01:53