1re édition de l’Université d’été des Pme/Pr. Justin Koffi N’Goran (Directeur général de l’Arre) : « Une société doit répondre aux attentes de sa jeunesse »

Pr Justin Koffi N'goran BON
Pr Justin Koffi N'goran BON
Pr Justin Koffi N'goran BON

1re édition de l’Université d’été des Pme/Pr. Justin Koffi N’Goran (Directeur général de l’Arre) : « Une société doit répondre aux attentes de sa jeunesse »

Le 02/06/22 à 13:30
modifié 02/06/22 à 13:30
Dans cette deuxième et dernière partie de l’interview, l’expert propose des dispositifs d’accès à l’emploi des jeunes et des femmes, de développement des Pme.
La création d’un réseau dense de Pme que vous appelez de vos vœux peut-elle profiter à la jeunesse et aux femmes ivoiriennes ?

La création d’emplois concerne tous les Ivoiriens. En revanche, il est nécessaire de mettre en œuvre des dispositifs d’accès à l’emploi destinés aux jeunes et aux femmes. L’Afrique a la population la plus jeune au monde avec près de 60% des Africains

qui ont moins de 25 ans. Alors que la croissance économique du continent est rapide, le taux de chômage de la jeunesse africaine reste préoccupant, les jeunes femmes étant les plus touchées par le chômage. Le sous-emploi dans l’économie informelle ne constitue pas une solution pour notre jeunesse et pour les femmes. Le chômage des jeunes et le désœuvrement sont des bombes à retardement pour nos sociétés : l’exclusion prolongée des jeunes génère une instabilité sociale et politique. Le chômage, le désœuvrement et la pauvreté conduisent les jeunes à rejoindre les groupes terroristes ou la criminalité organisée. Une société doit répondre aux attentes de sa jeunesse. Quant à l’entrepreneuriat féminin, les entreprises créées par des femmes se heurtent à des obstacles plus grands, notamment dans l’accès aux services financiers. Seules 10% d’entre elles ont accès aux services financiers dont elles ont besoin pour développer leurs projets.

Pour créer des emplois, - la priorité du gouvernement -, la Côte d’Ivoire ne doit-elle pas réinventer son modèle économique ?

S’adressant aux membres du nouveau gouvernement lors du Conseil des ministres du 7 avril 2021, le Président de la République, SEM. Alassane Ouattara, a fait de la création d’emplois l’une de ses priorités. Pour créer des emplois, il faut réinventer notre modèle économique en libérant les initiatives et en créant les conditions qui vont favoriser le développement du secteur privé. Réinventer notre modèle économique signifie que nous devons sortir de l’ancien modèle économique colonial qui consiste à exporter, perpétuellement, des matières premières destinées à être transformées ailleurs. Nous devons, à travers nos Pme, transformer localement et créer de la valeur ajoutée. Il est donc urgent de faire du développement des Pme africaines la priorité n° 1 des chefs d’État et des institutions financières internationales sur le continent, afin d’assurer un emploi aux 450 millions d’Africains qui arriveront sur le marché du travail dans les 20 prochaines années. La vocation de cette 1re Edition de l’Université d’été consacrée aux Pme est de nous faire passer de la réflexion à l’action. Je sais que ce qui se dira lors des travaux de l’Uepme, du 2 au 4 juin 2022, sera entendu par les pouvoirs publics et le patronat ivoirien.

Pourquoi est-il nécessaire de créer, dans l’écosystème ivoirien des Pme, des champions nationaux ?

Dans le projet qui vise à développer le secteur privé, l’une des priorités doit être la création de champions nationaux dans des secteurs stratégiques. C’est une question de sécurité et de souveraineté nationales. Les grands pays riches ont, tout au long du XXe siècle, ont conduit des politiques industrielles orchestrées par et autour des champions nationaux. Nous avons reproduit ce modèle de développement au lendemain des indépendances avec la création des grandes sociétés d’État. Ce modèle est devenu obsolète. Notre époque se caractérise par deux phénomènes : 1) les champions nationaux existent aujourd’hui ailleurs que dans l’industrie, ils se situent aussi dans les services bancaires et financiers, le numérique, la logistique, la culture, etc. 2) La mondialisation économique ainsi que la globalisation financière ont modifié et altéré le caractère national des champions industriels.

Créer des champions nationaux a certes une valeur patriotique, mais il faut veiller à ce que la fibre patriotique ne fragilise pas notre économie en créant des sociétés installées en situation de monopoles. Dans la création de champions nationaux, le curseur doit être déplacé vers les Pme et non pas s’arrêter aux très grandes entreprises.

Le 7 octobre 2019, le ministre de l’Économie et des Finances, Adama Coulibaly, avait annoncé la décision du gouvernement d’accorder un accompagnement spécial à 29 entreprises afin d’en faire des « champions nationaux », dans leur domaine d’activité. Les Pme ivoiriennes, qui ont très peu bénéficié des appuis accordés par le gouvernement, sont concurrencées par des Pme étrangères qui ont l’appui technique et financier de leur maison-mère, des institutions financières de leurs pays et de l’influence politique de leur gouvernement. Lors de la cérémonie d’ouverture de la Journée nationale du partenariat 2019, Jean Marie Ackha, le président de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire (Cgec), avait déclaré : « Le partenariat avec l’État doit privilégier le développement de l’entrepreneuriat national et susciter le plein potentiel de talents et de champions nationaux, que nous appelons de tous nos vœux. »

Dans le contexte de l’après-Covid, nous devons identifier les secteurs prioritaires qui contribuent à la diversification de notre économie, à la création d’emplois, à l’accélération de la croissance, à la sécurité et à la souveraineté nationales. C’est dans ces secteurs prioritaires que nous devons créer des champions nationaux en accordant aux PME ivoiriennes performantes un accompagnement spécial.

Quels sont ces secteurs prioritaires ?

L’énergie, l’eau, l’agro-alimentaire, le transport, la culture et le numérique sont des secteurs prioritaires. L’affirmation d’une agro-industrie ivoirienne est nécessaire au moment où deux questions se posent : la sécurité alimentaire et la création de richesses dans la chaîne des valeurs mondialisée. Dans un domaine que je connais bien, le cacao et l’anacarde, la transformation locale des matières premières brutes est un enjeu majeur. Est-il aussi simple de créer des champions nationaux de la transformation locale sans tenir compte de la pertinence économique sur les marchés internationaux ? Le débat est ouvert.

Dans le numérique, la protection des données, le nouvel « or immatériel » du développement et de la croissance, nous oblige à créer des « champions nationaux » afin de garantir notre souveraineté. Dans la culture, nous ne devons pas nous soumettre aux codes esthétiques et aux valeurs de la production occidentale, chinoise ou russe. Netflix est tout aussi menaçant que l’hégémonie des Gafam. Il nous faut établir une liste des secteurs prioritaires et une cartographie des Pme qui ont vocation à préserver notre identité et garantir notre sécurité et notre souveraineté.

Comment concilier les orientations et les réformes libérales des politiques publiques avec la nécessité de mettre en œuvre des politiques sociales, afin de protéger les populations et permettre l’accès aux services de base aux populations les plus fragiles ? L’économie et le social sont-ils irréconciliables ?

Le père fondateur de la nation ivoirienne, Félix Houphouët-Boigny, avait dit deux choses qui constituent, pour moi, la boussole de mon engagement politique : nous ne sommes pas un pays socialiste, mais nous devons mettre en œuvre un social des plus hardis ; avant de les partager, il faut créer des richesses. L’urgence sociale nous renvoie à l’économie. L’État ivoirien doit conduire des politiques sociales hardies, afin de protéger les populations et permettre l’accès aux services de base, or la première des protections, c’est l’emploi dans l’économie formelle. Idéologiquement et politiquement, cela signifie que l’affrontement entre le libéralisme et le socialisme a perdu de sa pertinence, car il n’y a pas contradiction entre l’économie et le social. Pour ma part, je pense que nous devons, au sein du Rhdp, théoriser et mettre en œuvre une économie productive sociale. A l’échelle planétaire, la régulation de la mondialisation s’impose, afin de corriger les excès des guerres économiques que se livrent les États et les régions du monde, mais aussi les égoïsmes des nations et la cupidité de certains qui conduit à la spéculation. En Côte d’Ivoire, la mise en œuvre d’une économie productive sociale suppose le développement du secteur privé et de l’écosystème des PME.

La protection sociale n’est-elle pas purement régalienne ? Le rôle de l’économie est-elle de faire du social ?

Je distingue deux choses : la nécessité de mettre en œuvre des amortisseurs sociaux et des solidarités collectives pour les populations les plus fragiles, en situation de précarité et d’ex-trême pauvreté, et la protection sociale que financent les ressources budgétaires de l’État (recettes fiscales et recettes non fiscales). Parmi les recettes fiscales, figure l’impôt sur les sociétés, un impôt sensible aux variations de la conjoncture et soumis aux décisions du pouvoir politique. Je rappellerai que trop d’impôts tue l’impôt. L’impôt doit rester une bataille politique, ce n’est pas une guerre idéologique. Une chose est certaine, le consentement à l’impôt est une nécessité, car l’impôt permet une redistribution des richesses. La justice sociale est l’une des missions du régalien.

A côté du régalien, le développement de l’économie permet un financement durable du social, car on ne peut pas financer le social par de l’argent public sans création de richesses. Un État ne peut pas se contenter de recourir à l’emprunt pour financer le social. L’emprunt est là pour deux raisons : 1) Financer des investissements d’avenir 2) Financer l’économie et le social par gros temps.

Une croissance plus inclusive et la transition écologique sont-elles les totems du nouveau libéralisme dont les Pme seraient le fer de lance ?

Je ne crois pas au rôle régulateur de la « main invisible » du marché. La vocation de la politique est de corriger les excès du marché. Il existe un libéralisme vertueux qui se construit à travers les grandes orientations des politiques publiques et l’engagement du secteur privé pour un meilleur partage des richesses.

Je crois au rôle essentiel des Pme dans la construction de ce libéralisme vertueux qui doit se fixer comme objectifs la mise en œuvre d’une croissance plus inclusive et l’avènement de la transition écologique. Depuis l’avènement du Cepici en 2012, la Côte d’Ivoire a réalisé des progrès significatifs dans l’accompagnement à la création d’entreprises privées. En instituant un guichet unique regroupant le greffe du tribunal du commerce, les services des impôts et de la sécurité sociale ainsi que des services notariaux, le pays a fait passer le délai moyen de création d’une entreprise de 40 jours en 2008 à 7 jours en 2018. Cette amélioration notable lui a valu de progresser en l’espace de dix ans de la 155e à la 44e place sur 190 pays, au titre de la rubrique « Créer une entreprise » dans le rapport Doing Business.

Il nous faut encore aller plus loin dans la mise en place des mécanismes d’accompagnement pour les Pme afin de rendre ces mécanismes plus efficients et satisfaire la demande existante.

L’urgence est là : si elle veut créer des emplois et aller vers un meilleur partage de la richesse, la Côte d’Ivoire doit développer un réseau dense de Pme, afin de saisir les opportunités de création de richesse dans les chaînes de valeurs mondialisées. Elle doit aussi créer des champions nationaux afin d’assurer sa sécurité et sa souveraineté dans des secteurs stratégiques. La Zlecaf nous offre l’opportunité de développer le commerce intra-africain et de créer, dans chaque pays africain, des champions nationaux.

INTERVIEW RÉALISÉE PAR AMÉDÉE ASSI



Le 02/06/22 à 13:30
modifié 02/06/22 à 13:30