Situation des « docteurs-chômeurs »/Dr Kouamé Rémi Oussou : « Il faut mettre véritablement l’accent sur la formation par compétences »

Situation des « docteurs-chômeurs »/Dr Kouamé Rémi Oussou : « Il faut mettre véritablement l’accent sur la formation par compétences »

Le 28/12/21 à 16:37
modifié 28/12/21 à 21:04
L’enseignant-chercheur et sociologue à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké donne dans cette interview, ses recettes pour adresser efficacement cette problématique.
Quelles sont insuffisances du système universitaires qui ont conduit à cette situation préoccupante de docteurs chômeurs en Côte d’Ivoire?

Ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la « crise des Docteurs-chômeurs » n’est que la résultante des dysfonctionnements de l’enseignement supérieur ivoirien depuis le début des années 90. Ce mal a pour nom : massification et engorgement des amphithéâtres, manque d’infrastructures et d’équipement, sous-financement, offre et contenu de formation inadaptés. Ce qui impacte négativement la qualité de l’enseignement.

N’aurait-on pas pu s’inspirer de ce qui se faire de mieux ailleurs ?

Malheureusement, les universités publiques ivoiriennes, à l’instar de leurs homologues africaines continuent de fonctionner en vase clos. En réalité, aucune stratégie n’est mise en place pour s’ouvrir au monde de l’emploi, non seulement en collaborant étroitement avec le secteur productif pour la définition et l’élaboration du contenu des curricula, mais encore en mettant en place un système de collaboration institutionnelle avec le monde de l’emploi pour une meilleure préparation des étudiants au monde professionnel.

Le système LMD (Licence- Master-Doctorat) n’est-il pas censé répondre à cette problématique ?

Certes, le système Licence-Master et Doctorat (LMD) qui a été adopté en 2012 vise la professionnalisation de l’enseignement. Mais sur ce front, il y a encore beaucoup à faire. Car, avec le recul, on s’aperçoit que c’est toujours le système traditionnel qui a toujours cours.

La conséquence de tout cela, c’est que l’étudiant ne bénéficiant pas d’un enseignement de qualité (offre de formation inadaptée et manque d’infrastructures) et d’un renforcement de son employabilité.

La conjoncture socio-politique et économique ivoirienne des dernières décennies a-t-elle directement contribué à créer cette situation ?

Oui et non. Oui, parce que depuis les années 90, l’enseignement supérieur s’est démocratisé au point de permettre à presque toutes les classes sociales d’accéder à une formation dans une institution supérieure.

A ce propos, le programme de décentralisation des universités (PDU) a été lancé en 2014 pour accélérer le développement des investissements en milieu universitaire. Cela, afin de donner la chance au plus grand nombre de bacheliers d’accéder aux universités publiques.

Qu’est-ce qui n’a pas marché dans cette politique ?

Outre le manque de financement dans des infrastructures adéquates, il faut souligner que l’enseignement supérieur souffre d’une absence criante de programmation et d’une vision à long terme.

En effet, aucun plan de développement professionnel n’est mis en place par les universités publiques en vue de l’insertion professionnelle des étudiants.

Il faut peut-être aussi noter les faibles capacités d’absorption de l’Etat et du secteur privé, le tout contribuant à renforcer le sous-emploi et le chômage, même des diplômés.

Y a-t-il des systèmes universitaires ouest-africains ou africains qui ont pu agir de sorte à éviter la situation que nous connaissons ?

Oui, il y a plusieurs cas en Afrique où, pour éviter ce qui se passe en Côte d’Ivoire, des mesures ont été prises.

D’abord, en 2006, au Maroc, le gouvernement a procédé à l’insertion de 865 docteurs-chômeurs à la fonction publique. Une année plus tard, soit en 2007, le chef du gouvernement signe un décret pour insérer 2760 docteurs-chômeurs.

Ensuite, en 2018, au Cameroun, le président Paul Biya a signé un décret spécial d’insertion à la fonction publique de 2000 docteurs-chômeurs.

Enfin, en 2021, le chef du gouvernement tunisien, Hichem Mechichi, a fait la proposition pour le recrutement de 3000 docteurs-chômeurs.

Bien que comparaison ne soit pas raison, le gouvernement pourrait explorer ces pistes, surtout en s’appuyant sur les propositions pratiques que le collectif des docteurs a faites.

Dans quelles mesures une stratégie similaire aurait pu être mise en œuvre en Côte d’Ivoire ?

Le chômage des diplômés existe dans tous les pays, même les plus développés, la seule différence réside dans la manière de traiter le problème.

Pour ce qui est du cas ivoirien, voire africain, on aurait dû mettre l’accent sur le développement professionnel, déjà à partir de la licence 1.

Le développement professionnel s’entend comme l’ensemble des expériences et compétences qu’on fait acquérir aux étudiants pendant qu’ils sont encore à l’université à l’effet de faciliter leur insertion professionnelle future.

Il s’agit pour la gouvernance universitaire, par exemple, de favoriser le bénévolat associatif, le volontariat, les stages et les alternances, afin de permettre à l’étudiant d’acquérir des expériences en situation professionnelle qu’il pourra faire prévaloir une fois ses études achevées.

Cela exige nécessairement des partenariats...

Effectivement car aujourd’hui, il est apparu nécessaire pour l’université de quitter sa « tour d’ivoire » pour prendre efficacement part au développement local et même national. Elle ne peut le faire qu’en s’appuyant sur des entreprises, des institutions et des organisations non-gouvernementales qui, in fine, sont les destinataires des étudiants qu’elle forme. De manière pratique, la gouvernance universitaire, d’une part, peut et doit établir des partenariats avec des institutions ou entreprises pour permettre à ceux qui ambitionnent de faire la recherche d’avoir les sujets avec ces structures partenaires.

Que peuvent faire les doctorants eux-mêmes pour préparer leur avenir ?

Les aspirants au doctorat ne doivent pas seulement attendre que ce soit leur université qui fasse cette démarche. Ils doivent eux-mêmes prendre les devants pour contacter les structures qui les intéressent pour le choix de leur sujet de recherche.

Du coup, le doctorant collecte des données, qui vont servir à prendre des décisions, pour la structure en question et il gagne en relations et en expérience pratique. C’est une excellente procédure pour s’assurer un bon réseau qui peut conduire à son emploi futur.

Enfin, l’entrepreneuriat pourrait être une option efficace à explorer pour les docteurs. Le doctorat étant une spécialité, les docteurs-chômeurs pourraient se constituer en collectifs pour proposer leurs services en tant que consultants.

Comment la gouvernance universitaire peut-elle élaborer et mettre en œuvre une telle stratégie avec l’appui du gouvernement ?

Le problème du sous-emploi et du chômage des diplômés, en général, et celui des docteurs-chômeurs, en particulier, est très complexe. Il convoque des facteurs à la fois économiques, politiques et éducatifs.

Je comprends que les difficultés auxquelles les docteurs-chômeurs font face les poussent à opter pour l’adoption d’un décret d’intégration immédiat par la Président de la République. Comme Ils l’ont proposé eux-mêmes, ils pourraient faire leur chemin au sein des ministères et autres structures susceptibles d’avoir besoin de leur expertise.

Cela suffit-il pour résoudre le problème ?

Ce décret seul ne saurait venir à bout de tous les maux dont souffre l’enseignement supérieur et qui ont abouti à cette crise sans précédent. C’est la raison pour laquelle nous préconisons les mesures suivantes, afin de traiter le problème en amont dans sa globalité:
  1. Mettre véritablement l’accent sur la formation par compétences (formation initiale)
  2. Développer le bénévolat et le volontariat pendant la formation
  3. Susciter des stages et alternance
  4. Choisir des sujets de recherche dont les résultats seront exploités
  5. Susciter l’auto-emploi par l’entrepreneuriat


Le 28/12/21 à 16:37
modifié 28/12/21 à 21:04