L'éditorial de Venance Konan: Le français et nous

Langue française
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L'éditorial de Venance Konan: Le français et nous

Le 03/07/21 à 09:53
modifié 03/07/21 à 09:53
Il y a quelque temps, des amis m’ont interpellé sur la nomination d’une certaine personnalité à un certain poste. Ils étaient choqués que cette personne occupe ce poste au motif qu’elle... parlerait un mauvais français. J’étais étonné. « Inverse-t-elle les « le » et les « la » ? Ne sait-elle pas conjuguer les verbes ? Ne maîtrise-t-elle pas les « dont » et les « que » ? Ne comprend-on pas ce qu’elle dit lorsqu’elle parle en français, ou est-ce elle qui ne comprend pas le français qu’on lui parle ? Rien de tout cela. Il lui serait arrivé de faire des lapsus, comme à chacun de nous, et que les réseaux sociaux avaient monté en épingle, pour la faire passer pratiquement pour une analphabète. Je fis ces remarques à mes amis et leur demandai de jeter la pierre à cette personne si eux-mêmes n’avaient jamais fait de faute de français ou de lapsus. Mais ils ne comprenaient toujours pas comment un Etat qui se respecte peut mettre à un poste aussi élevé une personne dont le français n’était pas des plus limpides. Leur gêne était par rapport à nos amis les Blancs. « Que vont-ils penser de nous lorsque cette personne va s’exprimer devant eux ? » me demandèrent—ils tous les deux. Je leur expliquai que nos amis les Blancs ne parlaient pas tous français et que même les Français n’étaient pas tous des académiciens qui jugeaient leurs interlocuteurs par leur habileté à manier la langue française, et qu’’il leur arrivait à eux-mêmes, Français, de faire des fautes dans leur propre langue.
Je finis par comprendre que j’étais en réalité en face de notre vieux complexe du colonisé que le juriste, historien et homme d’Etat tunisien Ibn Khaldoun avait bien décrit en 1377 en ces termes : « Les vaincus veulent toujours imiter le vainqueur dans ses traits distinctifs, dans son vêtement, sa profession et toutes ses conditions d’existence et coutumes. La raison en est que l’âme voit toujours la perfection dans l’individu qui occupe le rang supérieur et auquel elle est subordonnée. Elle le considère comme parfait, soit parce que le respect qu’elle éprouve (pour lui) lui fait impression, ou parce qu’elle suppose faussement que sa propre subordination n’est pas une suite habituelle de la défaite, mais résulte de la perfection du vainqueur. Si cette fausse supposition se fixe dans l’âme, elle devient une croyance ferme. L’âme, alors, adopte toutes les manières du vainqueur et s’assimile à lui. Cela, c’est l’imitation... Cette attraction va si loin qu’une nation dominée par une autre nation voisine poussera très avant l’assimilation et l’imitation. » L’Ivoirien s’est donc érigé en gardien intransigeant et très sourcilleux de la langue française qu’il s’est appropriée, et pour lui, n’est civilisé que celui qui parle le français aussi bien, sinon mieux, que le Français lui-même. Alors, occuper un haut poste de responsabilité et faire une faute en français, c’est jeter la honte sur tout le pays. La Côte d’Ivoire avait même décrété que l’analphabétisme, c’est-à-dire le fait de ne pas savoir lire et écrire en français, était un fléau. Ainsi, Fraternité Matin nous rapporte dans son édition des 9 et 10 septembre 1978, que M. Laurent Dona Fologo, alors ministre de la Jeunesse, de l’éducation populaire et des sports déclarait ceci à l’occasion de la « journée internationale de l’alphabétisation » : « Ivoiriens, Ivoiriennes, j’ai le grand honneur, au nom du gouvernement ivoirien, et en ma qualité de premier responsable de l’alphabétisation de notre pays, de m’adresser fraternellement à vous pour attirer l’attention de tous sur un mal qui risquerait de freiner notre évolution si nous n’envisagions ensemble les mesures et les moyens de l’enrayer... Il s’agit de l’analphabétisme qui sévit encore parmi certaines couches de notre population. » Et plus loin, l’analphabétisme est qualifié par le ministre de « véritable fléau de l’humanité ». « Un homme qui ne sait ni lire ni écrire, ajoute-t-il, est comme un aveugle dans la forêt. » Gare donc à celui qui écorche publiquement la langue française, la langue de la civilisation. C’est ainsi qu’il y a de cela plusieurs années, l’on demanda à la télévision à un pauvre bougre de Bonoua qui visiblement n’avait jamais mis les pieds dans une école s’il savait ce qu’étaient les FRAR (Fonds régionaux d’aménagement rural). L’homme réfléchit quelques secondes avant de répondre laborieusement : « ça c’est une question que je ne connaisse pas. » Quoi ??? Il avait dit « que je connaisse pas !!! » Grosse rigolade dans tous les foyers de Côte d’Ivoire ! Cette petite séquence fut diffusée des dizaines de fois sur le petit écran et toute la Côte d’Ivoire, avec même ceux qui ne se brossent pas, pour parler comme les chanteurs de Zouglou, se moqua du pauvre homme. La rumeur s’empara de l’affaire et l’on raconta que celui que l’on avait baptisé « l’homme de la question FRAR » s’était suicidé de honte, que sa femme l’avait quitté... Il n’en fut rien. Grâce à un ami de Bonoua, je le retrouvai et écrivis un article sur lui dans le quotidien Ivoir’Soir. Le plus drôle est qu’il n’avait pas conscience que l’on se moquait de lui pour la faute de français qu’il avait commise. Il croyait que c’était parce qu’il avait dit qu’il ne savait pas ce qu’étaient les FRAR. « Grâce à moi, me dit-il, les gens connaissent maintenant les FRAR ».
Concluons en rappelant à nos compatriotes que même si nous sommes des francophones et même des francophiles, il n’y a aucune honte à faire des fautes en français.
Le 03/07/21 à 09:53
modifié 03/07/21 à 09:53