L’éditorial de Venance Konan : L’autre moitié du monde

L’éditorial de Venance Konan : L’autre moitié du monde

Le 17/06/21 à 11:36
modifié 17/06/21 à 11:36
En 1976, Suzanne George, une Américaine, publia un livre intitulé « Comment meurt l’autre moitié du monde », qui eut un énorme succès dans nos pays africains et dans les milieux tiers-mondistes d’Europe, parce que nous faisions bien partie de cette moitié du monde qui mourait.

Cette autre moitié du monde continue de mourir et si le livre de Suzanne George ressortait aujourd’hui, elle n’aurait certainement pas grand-chose à y changer, à part peut-être quelques chiffres. Parce que le mécanisme est toujours le même. Je me souviens de l’une de ses interviews, dans laquelle elle expliquait que si nos pays meurent, ce n’est pas parce que des personnes méchantes en ont décidé ainsi, mais parce que nous sommes dans un système qui conduit à cela.

Elle disait en substance que chaque matin, les dirigeants des pays riches ne se réunissent pas pour se demander ce qu’ils vont faire pour affamer le reste de la planète. Non, ce sont les dirigeants des multinationales et autres grandes sociétés qui se demandent chaque matin ce qu’ils vont faire pour avoir plus de profits pour leurs entreprises, afin que leurs actionnaires soient contents et ne cherchent pas à les virer. Alors, ils vont chercher par exemple à avoir les matières premières aux prix les plus bas, payer les salaires les plus bas là où ils le peuvent, etc.

Et les actionnaires, eux, ne se posent pas la question de savoir si des enfants du Delta au Nigeria, d’Arlit au Niger ou d’ailleurs meurent de faim, de pollution, de radioactivité ou autre chose du fait des activités de leurs sociétés. Certains de ces actionnaires, selon moi, peuvent être d’authentiques personnes au grand cœur qui sont sincèrement malheureuses de voir ces enfants miséreux. Quant aux responsables politiques des pays riches, s’ils ne se réunissent pas chaque matin pour voir comment dépecer les pays pauvres, ils ont constamment en tête leur réélection, ou à défaut, le maintien de leurs partis au pouvoir. Pour cela, ils ont l’œil toujours rivé sur certains chiffres dont ceux du chômage, de l’inflation, de la balance du commerce extérieur. Et pour que ces chiffres leur soient favorables, il faut que leurs entreprises puissent se développer, gagner toujours de l’argent, avoir des parts de marché de plus en plus importantes à l’étranger, acheter les matières premières aux prix les plus bas, etc.

C’est la raison pour laquelle dans ces pays, il y a des écoles de guerre tout court et des écoles de guerre commerciale, et dans ces pays, les responsables politiques se déplacent toujours à l’étranger avec des bataillons de dirigeants d’entreprises, et jouent parfois le rôle de VRP pour ces entreprises-là. En fait, nous, pays pauvres, avons, en face de nous, des pays qui ont mis en place depuis des siècles, voire des millénaires, un système qui s’appelle le libéralisme économique ou le capitalisme, qui a sa logique et sa mécanique propres, et qui dans son évolution, ne pouvait que nous broyer. Lénine qui a bien étudié le phénomène en est arrivé à cette conclusion, résumée dans le titre de l’un de ses textes les plus célèbres : « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme ».

Pour lui, « l’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. » Aimé Césaire à sa manière a résumé l’aventure coloniale en ces mots, dans son « Discours sur le colonialisme : « (il s’agit) d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes. » Et cela est passé par l’exploitation de ce qu’on appelait les classes ouvrières et les enfants en Europe, les génocides ou massacres des « Indiens d’Amérique », des Aborigènes d’Australie, des Hereros et des Namas en Namibie, l’esclavage des Noirs et des Coolies en Amérique et sur le continent africain, les différentes colonisations, etc.

Les choses ont aujourd’hui un peu changé, il n’y a plus d’esclavage dans les pays qui le pratiquaient en Europe et en Amérique, ou du moins il a changé de visage, mais nous faisons toujours partie de cette moitié du monde qui doit travailler au bien-être de l’autre moitié. J’ai planté ce décor pour que nous continuions de réfléchir sur la meilleure stratégie de nous sortir de cette situation.


Le 17/06/21 à 11:36
modifié 17/06/21 à 11:36