Reportage : Sur les traces des nouveaux réfugiés ivoiriens au Liberia

Une vue des réfugiés ivoiriens à Zodrou (Liberia). (Photos : Saint-Tra Bi)
Une vue des réfugiés ivoiriens à Zodrou (Liberia). (Photos : Saint-Tra Bi)
Une vue des réfugiés ivoiriens à Zodrou (Liberia). (Photos : Saint-Tra Bi)

Reportage : Sur les traces des nouveaux réfugiés ivoiriens au Liberia

Le 28/11/20 à 15:05
modifié 28/11/20 à 15:05
La crise post-électorale de 2010 qui a fait plus de 3000 morts a créé, depuis lors, une psychose chez des milliers d’Ivoiriens. Et le contexte tendu de l’élection présidentielle du 31 octobre, nourri par des rumeurs d’affrontements, était tel que la peur a gagné de nouveau de nombreuses familles dans la région du Cavally, dans l’ouest du pays, précisément dans la ville de Toulepleu. Craignant les violences électorales, plusieurs d’entre elles ont trouvé refuge au Liberia voisin.

Le parcours périlleux et suicidaire des déplacés ivoiriens

Tiobly, sous-préfecture du département de Toulepleu, dans la région du Cavally, est la ville de départ de nombreuses familles ivoiriennes qui ont trouvé refuge au Liberia voisin, par crainte des violences post-électorales.

Arrivé dans cette circonscription frontalière le 16 novembre, à 13 h30 minutes, nous stationnons notre moto à Guéhédé, dernier village ivoirien à sept kilomètres du chef-lieu de sous-préfecture. C’est un village littéralement vidé de sa population que nous découvrons.

Une vue des Ivoiriens au bord du fleuve Nuon. (Photos : Saint-Tra Bi)
Une vue des Ivoiriens au bord du fleuve Nuon. (Photos : Saint-Tra Bi)



M. Djiro, le chef du village adjoint de Guéhédé, nous raconte que son hameau dont la population est estimée à plus d’un millier d’habitants ne compte plus qu’une cinquantaine de résidents. ‘’Les autres ressortissants, emmenés par le chef titulaire du village, se trouvent de l’autre côté de la frontière, au Liberia, par crainte des violences électorales’’, confie-t-il.

Nous poursuivons notre chemin à pied, accompagné d’un guide désigné par le chef adjoint du village, à la recherche des déplacés ivoiriens. Au bout de 2 heures de marche sur une piste escarpée, serpentant une végétation riche qui alterne mangrove et forêt dense, essoufflé, nous débouchons sur le fleuve Nuon, frontière naturelle entre la Côte d’Ivoire et le Liberia dans cette zone.

De l’autre côté de la rive, une foule de gens amassés nous accueille d’un regard intrigué et suppliant. Notre arrivée semble leur avoir été annoncée. Il nous faut désormais traverser le fleuve Nuon pour les rejoindre. C’est un exercice à haut risque car le Nuon est profond, bruyant et l’embarcation qui nous est proposée est vétuste. Un homme de l’autre côté de la rive, d’un cri strident, ordonne au piroguier de faire demi-tour. Il hurle en Wê. Le piroguier s’exécute. ‘’Il veut connaître l’objet de votre visite et votre identité avant de traverser le fleuve’’, explique notre guide. Notre guide informe le comité d’accueil que nous sommes leur allié (Gouro) qu’ils ne doivent pas nous craindre. ‘’C’est notre esclave, un petit Gouro qui vient vous rendre visite’’, lance notre guide. Les échanges se poursuivent en Wê. Nous sommes autorisé à monter à bord de l’embarcation de fortune. Sans gilet de sauvetage, nous montons à nos risques et périls dans la barque qui, au bout de dix minutes, nous permet d’atteindre la berge sur les terres du village libérien de Zodrou.

Il est 17h30 minutes.

Une scène attire notre attention : enfants, jeunes et adultes, tous des Ivoiriens, se baignent sur des rochers qui surplombent le fleuve et des femmes puisent l’eau du fleuve pour leur bain du soir.

À notre grande surprise, un homme en civil, se disant agent de douane libérien, nous soumet à un contrôle pour le moins strict, avant de nous conduire chez des chefs terriens libériens dans le village de Zodrou, dans la région de Nimba comtee. Là encore, les échanges sont houleux mais s’achèvent par une autorisation à visiter les déplacés regroupés dans une vaste concession chez un notable libérien.

Le calvaire des nouveaux réfugiés ivoiriens

La majorité des réfugiés logent chez des autochtones de Zodrou. Ils ont en commun la langue wê. La plupart des villageois parlent couramment le français et l’anglais. Ils se connaissent depuis des lustres, certains sont des parents. À côté du village, se trouvent des cases éparses et abris de fortune qui servent de refuge à certains déplacés ivoiriens.

Trahi par une calvitie naissante, le regard profond et mélancolique, Kanhie Béhé Gaston, quarante ans révolu, est le chef des réfugiés. D’un air studieux et responsable, il tient un registre à partir duquel il explique que le village compte 1800 déplacés ivoiriens dont 88 sont retournés en Côte d’Ivoire, le jour même de notre arrivée, le 16 novembre.

Des Ivoiriennes qui reviennent du fleuve avec de l'eau pour leur bain du soir. (Photos : Saint-Tra Bi)
Des Ivoiriennes qui reviennent du fleuve avec de l'eau pour leur bain du soir. (Photos : Saint-Tra Bi)



‘’Nous avons parmi nous de nombreuses femmes, des vieillards et plusieurs enfants, pour la plupart des élèves. Nos conditions de vie sont pénibles. Pas d’électricité, pas d’eau potable, pas de médicaments. Comme vous le constatez, c’est l’eau du Nuon que nous utilisons pour nos besoins et nous sommes obligés de traverser le Nuon chaque jour, avec le risque de nous noyer à chaque traversée, pour nous approvisionner en denrées alimentaires et vitales dans les champs. Chaque traversée coûte 200 FCfa. C’est vraiment difficile. C’est le calvaire. Nous sollicitons de l’aide pour rentrer dans notre pays’’, lance-t-il.

Il révèle que des Ivoiriens sont réfugiés dans des villages voisins de Bahibly, Dibobly, Kelay, Bewaley, Diopeu-Newtown, Diopeu-Oldtown et Pahably... Il précise qu’ils ne bénéficient pas du soutien des agences du système des Nations unies au Liberia.

Gnandé belet Francis, calligraphe à Toulepleu, est arrivé dans ce village le 28 octobre, lorsqu’il a vu ses voisins partir. ‘’On ne présente pas de condoléances à celui qui est mort. Lorsque des voisins sont partis et que des élus nous parlaient de guerre, je n’ai pas eu d’autre choix que de faire comme eux. Aujourd’hui, vous dites que tout va bien. Je vais rentrer pour reprendre mon travail’’, a-t-il souligné.

Péhé Jacques nous présente une cicatrice à la jambe laissée par une balle, lors de la crise post-électorale de 2010 ; quand Edmond Guéhi soulève son T-shirt pour nous montrer une longue balafre héritée de la même crise sur son ventre.

Ces témoignages tristes de la crise post-électorale de 2010 se succèdent à mesure que nous interrogeons les déplacés du village, quand une autre scène attire notre attention.

Des nourrissons allongés à même le sol, enveloppés dans une vieille couverture délavée, sont surveillés de façon précautionneuse par une femme chétive et pensive. Elle les protège des désagréments des mouches et du soleil à l’aide d’un éventail qu’elle agite sans cesse au-dessus d’eux. Les bébés sont amaigris et ont l’air malades.

Interrogée, dame Céline Pahé, qui n’est autre que leur mère, nous apprend que ce sont des jumelles âgées de trois mois, mais les conditions difficiles de vie impactent leur croissance. Elle a dû quitter la Côte d’Ivoire pour préserver la vie de ses enfants quand son mari est venu au Liberia. ‘’Il n’y a pas à manger. La malnutrition fait que mes enfants sont dans cet état. Je veux rentrer au pays, mais mon mari dit d’attendre, alors que nous manquons de nourriture ici’’, s’indigne-t-elle.

Enfin, le cas de Tra Bi Youan nous interpelle, car ce fonctionnaire déplacé a le même patronyme que nous. En service depuis plus de 20 ans à Toulepleu, il a dû fuir la ville pour mettre sa famille à l’abri au Liberia, par peur des violences. Un jeune, sous le couvert de l’anonymat, nous informe qu’il retournera au bercail après avoir pris part à l’élection sénatoriale. ‘’J’ai aussi la nationalité libérienne, donc je veux prendre part à l’élection sénatoriale prévue dans quelques jours. Après quoi, je rentrerai au pays’’, révèle-t-il.

L’appel des nouveaux réfugiés ivoiriens du Liberia

Nous donnons, à notre tour, des nouvelles fraîches du pays pour désintoxiquer certains réfugiés qui continuent d’avoir peur.

Des jumelles malades et leur maman à Zodrou. (Photos : Saint-Tra Bi)
Des jumelles malades et leur maman à Zodrou. (Photos : Saint-Tra Bi)



Tous les déplacés ivoiriens interrogés aspirent à rentrer en Côte d’Ivoire pour retrouver une vie normale. Ils se réjouissent du fait que le chaos annoncé par les rumeurs, relativement à l’élection présidentielle du 31 octobre, ne se soit pas produit dans la région du Cavally. Ils appellent le gouvernement, les organisations internationales, les cadres, la ministre Anne Ouloto, présidente du conseil régional du Cavally, et toutes les bonnes volontés à les aider à regagner leur patrie aux côtés de leurs parents.

Il est 20h30 quand nous achevons notre reportage et demandons à rentrer à Guéhédé, en Côte d’Ivoire.

Craintif, notre guide nous demande de passer la nuit sur place pour reprendre la route le lendemain pour des questions de sécurité. Mais notre moto est stationnée à Guéhédé et l’absence des forces de sécurité ivoiriennes, tout le long du trajet aller, n’est pas faite pour nous rassurer. Sur notre insistance, le guide consent à nous raccompagner.

Le voyage retour apparaît comme une aventure beaucoup plus hasardeuse que l’aller, car il fait nuit et il nous faut traverser le Nuon dans la même embarcation vétuste, avec le désavantage, cette fois, de l’obscurité. Le piroguier nous demande d’éteindre la lumière de notre portable. ‘’Monsieur, je vois mieux dans le noir’’, dit-il.

Après de plus de 20 min de « pagayage » prudent, nous atteignons les terres ivoiriennes. Surprise ! Deux dames, probablement des commerçantes, sont assises dans la pénombre. À leurs côtés, trois casiers de bière. Elles embarquent à bord de la pirogue. Nous sommes étonné d’apprendre qu’une bière vendue en Côte d’Ivoire à 500 FCfa coûte 2000 francs au Liberia... Encore 6 km à parcourir pour franchir la forêt dense.

Dans la nuit épaisse, notre guide perd ses repères et nous nous égarons. Nous retrouvons notre chemin 3 heures plus tard et arrivons à Guéhédé autour de 23 heures. Sur place, nous récupérons notre moto pour enfin regagner Toulepleu à une heure du matin.

Ce que l’on peut retenir, c’est qu’en dépit des mauvaises conditions de vie, des réfugiés de Zodrou hésitent toujours à retourner chez eux.

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Jeremy Bah, chef du village de Zodrou (Liberia) : ‘‘Mon pays ne servira pas de base arrière pour déstabiliser la Côte d’Ivoire’’

Le chef du village de Zodrou, que nous avons rencontré lors de notre passage dans son village, a rassuré les autorités ivoiriennes de ce que le territoire libérien ne servira pas de base arrière pour déstabiliser la Côte d’Ivoire.

« Je voudrais donner l’assurance aux autorités ivoiriennes que le Liberia a retrouvé sa stabilité. La solidarité africaine veut qu’on accueille son frère. Nos forces veillent à la sécurité des personnes et des biens à l’intérieur comme le long des frontières. Tous ceux qui s’adonneront à autre chose seront dénoncés et mis aux arrêts ; nous veillons à cela », a-t-il assuré. Avant d’ajouter que tous les villages frontaliers du Liberia dépendent de la Côte d’Ivoire.



Le 28/11/20 à 15:05
modifié 28/11/20 à 15:05